«En Ukraine, nous assistons à des actes génocidaires létaux et non létaux»

« Il y a un risque sérieux et imminent de génocide en Ukraine », affirme un rapport mené par plus de trente éminents juristes et experts internationaux. C'est le premier rapport indépendant sur la question. Il révèle également que Moscou est déjà en violation de la convention sur le génocide. Emily Prey du New Lines Institute for Strategy and Policy, l’une des autrices de ce rapport, s’est entretenu avec RFI .



Emily Prey : La Russie a commis deux infractions à la convention sur le génocide. La première est l'incitation au génocide. Cela signifie essentiellement que la Russie, depuis les plus hautes sphères du Kremlin jusqu'au plus bas de l'échelle, mène une campagne de propagande pour inciter au génocide, en présentant l'Ukraine et le peuple ukrainien comme une menace existentielle pour la Russie.

Cela permet et conditionne le peuple russe à accepter et à tolérer, voire à encourager les atrocités qui ont lieu parce qu'ils les considèrent comme des mesures défensives.

La deuxième infraction est l'intention de détruire le groupe ukrainien, il y a plusieurs actions que la Russie entreprend déjà en ce sens. Ils ont eu recours aux violences sexuelles et au viol. Ils détruisent les sites du patrimoine culturel. Ils ont transféré de force plus de 100 000 enfants ukrainiens, loin de leurs familles, hors d'Ukraine vers la Russie. Il y a des attaques délibérées sur les abris et les couloirs humanitaires. Tout cela montre qu'il y a une intention derrière les actions de la Russie en Ukraine de détruire le groupe national ukrainien.

Ces deux points nous donnent des motifs raisonnables pour conclure qu'il y a un génocide en cours. Ce que nous pouvons conclure par contre sans aucun doute c’est qu’il existe un risque sérieux de génocide.

Et je tiens à préciser que cela ne diminue en rien les crimes qui se produisent et qui sont perpétrés par les forces russes actuellement, car un risque sérieux de génocide constitue toujours une violation de la convention sur le génocide et déclenche toujours le devoir de prévention des autres Etats signataires en vertu du droit international.

Au sein de la propagande russe, il y a l’idée que le peuple ukrainien et le peuple russe ne font qu’un. Il est donc d’autant plus difficile d’imaginer un génocide en cours contre un peuple frère.

En réalité, les différents types de génocides sont répartis en cinq axes. Il n’y en a qu’un seul qui est létal et qui concerne les tueries de masse. Les quatre autres ne sont pas létaux. Il est possible de détruire un groupe dans son intégralité ou en partie, en empêchant les naissances par exemple ou en séparant les enfants de leur famille.

Ainsi, en Ukraine, nous assistons à des actes génocidaires létaux et non létaux.

La question des violences sexuelles a particulièrement été mentionnée à la découverte des atrocités commise à Boutcha. Avez-vous pu prouver qu’il s’agissait d’une pratique systématisée ?

Oui, Il y a un schéma de violence sexuelle et cela découle de l'incitation au génocide. Il y a des rapports de soldats qui menacent explicitement « de violer toutes les putes de nazis ». Ce genre de propagande qui vient de Russie permet aux forces russes de considérer les Ukrainiens qu'ils rencontrent comme des sous-hommes. Ils commettent donc ces crimes odieux.

Mais les crimes sexuels sont souvent sous-déclarés ou pas déclarés du tout. Nous ne connaîtrons donc jamais le nombre total de victimes de violences sexuelles dans cette guerre.

Mais dans notre rapport, il y a une section que nous avons dédié à la violence sexuelle et au viol, et elle montre comment le viol peut être la preuve d'une intention génocidaire. Ainsi, par exemple, le mois dernier, la commissaire aux droits de l'homme du Parlement ukrainien, Lyudmila Denisova, a rapporté que des soldats russes ont retenu un groupe de femmes et de jeunes filles ukrainiennes dans une cave pendant 25 jours et les ont violées à plusieurs reprises en leur disant : « Nous allons vous violer jusqu'à ce que vous ne vouliez plus avoir de contact sexuel avec un autre homme pour vous empêcher d'avoir des enfants ukrainiens. » C'est un exemple très clair.

Chaque jour où les dirigeants mondiaux traînent les pieds à entreprendre des actions plus fortes contre la Russie et Poutine est un jour de plus pour que les forces russes aient l'opportunité de commettre les crimes les plus odieux et indicibles contre le peuple ukrainien.

Quelles actions les États signataires devraient-ils entreprendre ? Agir signifie-t-il entrer en guerre ?  

Il est vraiment important de se rappeler que la convention sur le génocide vise la prévention, et pas seulement la punition, ce que les gens oublient souvent, et nous sommes dans une situation unique où nous voyons un génocide potentiel se dérouler sous nos yeux.

Les preuves sont là et les États ont la capacité de l'arrêter, donc de la prévenir. Ils doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour protéger les Ukrainiens menacés, ce qui pourrait signifier ouvrir davantage de couloirs humanitaires, ouvrir leurs frontières, accueillir davantage de réfugiés et aider à mettre en place des mesures de protections sur le terrain.

Quant aux sanctions, elles pourraient passer par plus de sanctions ciblées, la suspension de tout commerce avec la Russie, la suspension des achats de gaz et de pétrole et l'arrêt de toute relation avec la Russie. Les États peuvent faire beaucoup de choses sans entrer en guerre et la convention sur le génocide n'appelle en aucun cas les Etats à entrer en guerre. Il existe de nombreuses options et nous espérons que ce rapport fournira les preuves nécessaires aux États pour utiliser ses options.

Votre institut a travaillé sur d’autres génocides tels que celui des Ouïghours en Chine. Qu’est-ce qui vous fait penser que les États agiront plus pour l’Ukraine qu’ils ne l’ont fait pour le cas des Ouïghours ?

En fait, les pays du monde entier ont déployé beaucoup d'efforts en faveur des Ouïghours mais comme vous le savez, nous ne sommes pas en guerre avec la Chine donc les journaux en parlent moins. Plusieurs pays ont utilisé notre rapport comme preuve pour déterminer qu'un génocide avait lieu en Chine, ce qui est la première étape de l'action. Les États-Unis, en particulier, ont imposé des sanctions ciblées à de hauts responsable du parti communiste. Une loi sur le travail forcé empêche aujourd’hui d’importer des produits fabriqués par des esclaves aux États-Unis. Nous travaillons également par voie diplomatique.

Bien sûr, ce n'est pas suffisant. Dans le cas particulier de la Chine et des Ouïghours, l'argent et le pouvoir sont centraux. La Chine a paralysé l'ONU en achetant le silence de nombreux pays et en intimidant et menaçant les autres.

Mais en ce qui concerne la Russie, nous avons vraiment vu la communauté internationale se rassembler de manière assez étonnante pour soutenir l'Ukraine. Certains pays soutiennent la Russie mais la grande majorité est derrière l’Ukraine.

De plus nous regardons la guerre se dérouler en temps réel sur les réseaux sociaux et dans les médias. Nous pouvons voir tout ce qui se passe. Ce n’est pas un secret. Peu importe la puissance de la Russie, ce n'est rien comparé à ce que nous pouvons clairement voir que les forces russes font en Ukraine.

Et encore une fois, j'espère vraiment que ce rapport pourra être utilisé comme preuve par les États lorsqu'ils feront leur devoir en vertu du droit international pour prévenir et punir le génocide.



 

Rfi

Samedi 28 Mai 2022 09:58


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