Enquête: Les francs-maçons au coeur de l'Etat

Un Etat dans l'Etat, le livre de Sophie Coignard, le montre: l'influence des loges est toujours aussi forte, notamment dans la haute administration. Il est temps pour les frères, au nom du progrès qu'ils vénèrent, de renoncer au secret maçonnique.



"Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal..." Si Denis Diderot écrivait une suite à son Neveu de Rameau, il pourrait y inclure le dialogue suivant :

"Pourquoi donc les hebdomadaires consacrent-ils si régulièrement leur Une aux francs-maçons ?
- Mais parce qu'il se passe souvent quelque chose dans le monde des "frères". Un jour, c'est un ministre, dont on apprend l'appartenance à telle obédience ; un autre, c'est une perquisition dans une loge qui révèle que des initiés ont usé de leurs liens pour contourner la loi et se remplir les poches; un troisième, c'est un mouvement sociologique qu'il faut décrire: épanouissement des loges féminines, étiolement de la qualité intellectuelle des "planches", jadis si influentes sur la production législative française.

- Je n'en crois rien. Les hebdos font du franc-mac' parce que ça vend.
- Certes. Mais pourquoi cela vend-il? Parce que les francs-maçons, gens éclairés, lisent beaucoup, et, gens tolérants, s'intéressent à l'opinion des grands médias sur leur communauté. Parce que les Français qui n'en sont pas veulent savoir ce qui se trame sous les tabliers, devinant une influence forte de ces réseaux. Parce que le secret franc-maçon, enfin, qui oblige tout initié à nier son engagement fraternel, attise la curiosité en même temps qu'il suscite le soupçon.
- Si je comprends bien, en ne se cachant plus, les frères se mettraient à l'abri de cet "acharnement" médiatique?

- Entre autres choses, oui."

La suite aurait pu se perdre sous les arcades, l'essentiel était dit. En ce début de XXIe siècle, la franc-maçonnerie doit relever un immense défi si elle veut recouvrer sa modernité et tomber du côté de la "Lumière" qui lui est si chère: elle doit mettre fin au "secret maçon" et recommander à ses membres de revendiquer leur appartenance à une loge, preuve d'engagement dans la vie publique et d'activité intellectuelle altruiste.

Attachée, au fil des siècles, à promouvoir le progrès, la franc-maçonnerie se complaît aujourd'hui dans l'obscurantisme du non-dit. Justifiée jadis pour éviter les persécutions, cette attitude n'a plus aucun fondement. Il n'y a plus d'antimaçonnisme primaire, religieux ou politique et la critique des frères relève de trois "obédiences": celle qui moque à juste titre leur rituel ridicule, tout ce saint-frusquin de compas, équerres, triangulations loufoques et serments ésotériques; celle qui pense avoir été victime d'une solidarité franc-maçonne dans l'attribution d'un marché ou d'un poste; celle qui ne supporte pas qu'on avance masqué et pratique l'omertà dans une société qui exige, de plus en plus et à juste titre, la transparence. Le secret maçon est injustifié, déloyal et ringard. Pour être un bon maçon, il fallut sans doute, longtemps, se cacher. Aujourd'hui, il faut l'assumer, si ce n'est l'afficher.

Le secret, c'est le mensonge

Longtemps excipé pour justifier une dénégation, voire une plainte contre un outing, l'argument de la vie privée ne tient plus. La justice, à la suite d'articles de L'Express, l'a confirmé, notamment dans un arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 2005: "La révélation de l'exercice de responsabilités ou de direction au titre d'une quelconque appartenance politique, religieuse ou philosophique ne constitue pas une atteinte à la vie privée."

Il n'y a rien de privé dans le fait de se rendre dans un lieu collectif pour débattre, participer à des agapes et en profiter pour évoquer des affaires personnelles. En février 2008, sollicité par L'Express pour reconnaître et détailler son appartenance au Grand Orient (GO), Jean-Louis Guigou, mari d'Elisabeth, a plaidé - avec succès - pour la préservation de son anonymat, au nom du "respect du jardin secret", affirmant que cet engagement intellectuel n'avait aucun lien avec l'activité de sa femme. Las! dans Un Etat dans l'Etat, qui sera publié le 19 mars chez Albin Michel, Sophie Coignard montre comment se retrouvent, dans la loge Intersection, Jean-Louis Guigou et Philippe Guglielmi, suppléant d'Elisabeth Guigou, patron de la fédération PS de Seine-Saint-Denis et ancien grand maître du GO. Jardin secret, moissons publiques...

Sophie Coignard, après deux ans et demi d'enquête, a composé un ouvrage fouillé et tranché, qui l'amène à condamner la funeste tradition du secret maçonnique. Elle trouve quelques alliés parmi les frères, comme Pierre Marion, ancien patron de la DGSE, qui a quitté la Grande Loge nationale française et affirme: "Cette obligation [...] alimente dans le public des fantasmes nuisibles à la santé de l'Ordre.

En outre, elle peut justifier aux yeux des plus disciplinés un refus de collaborer avec la justice." Jérôme Touzalin, qui a quitté la GLNF pour créer une loge transparente, a consacré une planche à la levée du secret : "Ce silence favorise toutes les dérives et abrite toutes les mauvaises manoeuvres. [...] J'enrage que notre discrétion, que j'ai acceptée pendant si longtemps, fasse le lit des ambitieux, des abuseurs de biens collectifs, des dévoyeurs de notre philosophie humaniste. »

La jurisprudence Bertrand

Le secret, en fait, c'est le mensonge. Il ne s'agit pas de lancer les 150 000 frères à jour de capitation (300 000, environ, en ajoutant ceux qui ont fréquenté un temps une loge) dans une vaste opération de délation, mais de simplement leur demander de ne plus se défiler devant la question de leur initiation. La "jurisprudence Bertrand" a de quoi les rassurer: en reconnaissant, quand L'Express l'a révélé l'an passé, qu'il appartenait bien au Grand Orient, l'actuel secrétaire général de l'UMP a fait preuve d'honnêteté, de modernité et, peut-être... d'habileté. En effet, il n'a pas été freiné dans son ascension politique ni écarté de sa loge, au contraire.

Quand L'Express a demandé à Gérard Larcher, comme aux autres candidats à la présidence du Sénat, en septembre 2008, s'il était franc-maçon, le futur vainqueur de la joute a répondu : "Je ne suis pas et je n'ai pas été franc-maçon. Ceux qui me prêtent cette qualité se trompent." Pour Sophie Coignard, pas de doute : il a rempli son devoir fraternel en niant son appartenance. Le jour de la parution de L'Express, présent dès potron-minet sur un plateau de télévision, Larcher se précipite sur le journal, pour voir si ses propos sont bien retranscrits... et vérifier qu'aucun de ses adversaires n'a eu l'audace d'avouer, le cas échéant, sa qualité d'initié. Il en sort rassuré... Est-il sûr de ne pas se fourvoyer? Compter un franc-maçon à la tête du Sénat n'est pas un problème pour la République; y trouver un menteur en serait un.

Le parcours de Renaud Dutreil est ici éloquent. Aujourd'hui retiré de la politique et exilé aux Etats-Unis, cet ancien jeune espoir de la droite en est devenu l'une des plus grosses déceptions. Sophie Coignard montre à quel point l'appartenance à la franc-maçonnerie fut une aide précieuse pour la carrière de Dutreil, et sa révélation une hantise pour l'élu : "Le dire n'est pas possible pour un ministre de la République", assène-t-il à un collaborateur, initié, en lui intimant le silence. C'est le mensonge par omission érigé en devoir gouvernemental !

Les francs-maçons doivent en finir avec la mauvaise foi : l'ultime et, depuis longtemps, la seule raison d'être du secret, c'est l'influence. "Sans lui, la franc-maçonnerie deviendrait une association comme les autres, explique Sophie Coignard. A quoi bon cacher s'il n'y a rien à cacher ?" Et en effet, on se cache parmi les frères parce qu'il y a beaucoup à cacher. L'influence, cela va du copinage à l'affairisme et, si le second s'est peut-être raréfié dans les loges, le premier est plus vivace que jamais. En un monde de réseaux, celui-ci fonctionne à plein. Internet, c'est l'accès de tous à l'information de base ; la franc-maçonnerie, c'est l'accès de quelques-uns à l'information rare. L'ouvrage de Sophie Coignard le montre avec force détails : la présence de la franc-maçonnerie à tous les étages de la société n'est pas plus faible qu'avant, au contraire.

Lutte de pouvoir dans les entreprises

Privé, public : l'auteur éclaire d'une lumière toute maçonnique la face cachée de nombre de décisions, conflits ou nominations. Le monde des affaires le plus libéral n'y échappe pas. Ainsi, dans la stratégie d'Antoine Zacharias, poussé hors du groupe Vinci, apparaît une subtile manoeuvre maçonnique: son avocat évoque à son encontre une "conduite de Grenoble", appellation d'une éviction chez les frères. Quand Augustin de Romanet, nommé à la tête de la Caisse des dépôts, veut modifier la direction de son établissement, il trouve sur sa route les frères de la maison. "Message général: les francs-maçons auront la peau de Romanet", raconte Sophie Coignard. Ils la rateront.

De même, elle détaille la longue guerre entre maçons et "indépendantistes" qui ravage le Crédit agricole durant les années 1980 : les premiers perdent, de justesse, malgré le soutien du nouveau directeur général, Jean-Paul Huchon. La banque verte multiplie, selon l'auteur, les affaires impliquant des maçons au sein du Crédit agricole : celle de la caisse de l'Yonne, toujours pas jugée, alors que plainte a été déposée contre le directeur en... 1993; celle de la Martinique-Guyane, achevée en mai 2008 par un protocole d'accord alors que son directeur devait 11 millions d'euros à la banque.

François Goulard, aujourd'hui député et maire (UMP) de Vannes (Morbihan), raconte à l'auteur comment, directeur général de la Banque parisienne de crédit, il fut "chassé" par le cabinet Progress, dirigé par un frère, pour rejoindre le Crédit agricole. On lui demande s'il est franc-maçon et, "même s'il perçoit que ce n'est pas très bon, est bien obligé de répondre par la négative". "Ils en ont préféré un moins bien que vous", lui annonce un peu plus tard le chasseur de têtes. "J'ai mieux compris lorsque Jean-Paul Huchon est entré chez Progress comme partenaire", conclut Goulard.

La police en "trois points"

Mais c'est au coeur de l'Etat que le système maçon est le plus à son aise. A commencer par la police. "Un moment très symbolique a marqué les esprits profanes, raconte Sophie Coignard. Lorsque le père du président de la fraternelle du ministère, qui regroupe tous les maçons qui ont pris le risque de se signaler ainsi, est décédé, le secrétaire général de la Place Beauvau a demandé au personnel d'observer une minute de silence. Rien de moins. L'histoire fait encore jaser aujourd'hui sur cette fameuse hiérarchie parallèle." Le jeune patron du syndicat de policiers Synergie confie aussi son expérience : "Je reçois beaucoup de lettres marquées des trois points, ou qui se terminent par "fraternellement", et certains me serrent bizarrement la main lorsqu'ils me disent bonjour." "Les commissaires eux-mêmes ne sont pas en reste [...] puisque, selon les estimations, 1 commissaire sur 4 est franc-maçon. [...] "Tout le monde parle de la proportion de francs-maçons chez les commissaires, plaisante l'un d'entre eux. Mais personne ne s'est jamais interrogé sur ce ratio chez les contrôleurs généraux, le grade supérieur. Là, je pense qu'on tourne à plus de 50 %.""

La justice est un autre champ d'influence labouré par les initiés. Il y a pourtant une contradiction évidente entre le serment des magistrats, qui exige de "garder religieusement le secret des délibérations", et celui des francs-maçons, où la solidarité entre frères doit passer avant tout. Mais rien n'y fait, comme l'établit Un Etat dans l'Etat : "Tout le monde, dans le petit milieu parisien de la magistrature, tient pour acquis que l'ancien et l'actuel président de la cour d'appel de Paris, Jean-Marie Coulon et Jean-Claude Magendie, de même que l'ancien président de la Cour de cassation, Guy Canivet, sont familiers des loges. Pourquoi ? Parce que plusieurs membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ont, pour ces hautes nominations et pour d'autres, éprouvé le besoin d'en parler.
Le CSM est divisé en deux formations distinctes, l'une compétente pour les magistrats du parquet, soumis à la hiérarchie de la chancellerie, l'autre pour ceux du siège, réputés indépendants et inamovibles. "Selon moi, les maçons sont majoritaires dans la formation chargée du parquet et moins nombreux dans celle du siège", évalue l'un de ses membres, auquel il est arrivé une curieuse expérience. "L'un de mes amis, qui l'était, m'assure un jour qu'un collègue, dont le dossier devait passer bientôt devant nous, serait nommé à tel poste dans telle ville. Je me montre sceptique, car chaque candidat a fait plusieurs demandes. Le jour venu, je fais exprès d'insister pour explorer d'autres possibilités que le poste et la ville choisis d'avance, selon mon ami. En pure perte : le passage devant le CSM était en fait une formalité. Tout était écrit d'avance." Premier président de la cour d'appel de Versailles, Vincent Lamanda posa sa candidature au CSM, en 2002, avec un argument fort : "Je ne suis pas franc-maçon." "Personne n'a voulu aller contre, de peur que ce soit interprété comme un aveu d'appartenance", s'amuse un des participants au vote.

Le culte du secret se retourne rarement, ainsi, contre les intérêts de la franc-maçonnerie... Sophie Coignard raconte comment, à Bordeaux, la liste des membres d'une loge, saisie lors d'une perquisition, est arrivée sous les yeux d'un journaliste de Sud Ouest. Celui-ci eut "une idée aussi simple que décapante : il a appelé les personnes mentionnées pour leur demander si elles appartenaient à la franc-maçonnerie. "Succès garanti, raconte-t-il. A l'autre bout de la ligne, j'ai eu droit soit au silence, soit à des dénégations indignées, soit à des borborygmes inintelligibles. Et, au bout d'une demi-heure, j'ai vu débouler successivement deux confrères qui m'ont demandé ce que je faisais exactement comme enquête"".
La franc-maçonnerie n'en finira pas avant longtemps de livrer ses secrets, même si elle renonce au secret. Organisation humaine, elle ne peut être qu'imparfaite, mais se doit d'être exemplaire, donc transparente, au nom même de son engagement humaniste. Laïcité, bioéthique, régulation du capitalisme, établissement d'un droit mondial...

Les thèmes à débattre aujourd'hui ont besoin des travaux des maçons. Par chance, les volontaires affluent, poussés vers les loges par la crise des idéologies, le déclin ou le durcissement des religions et les déceptions politiques. En témoigne ce vétéran de la franc-maçonnerie francilienne, qui se réjouit d'avoir vu récemment initier un cadre d'Air France âgé de 26 ans, un dentiste de 27 ans et un employé de la DGSE quadragénaire. Cette nouvelle génération de frères sera-t-elle celle de la transparence ? Pour la bonne tenue des affaires publiques, mais surtout pour l'avenir de la franc-maçonnerie elle-même, il faut que les "fils de la Lumière" acceptent enfin d'apparaître au grand jour.

Source: L'Express

L'Express

Vendredi 13 Mars 2009 10:23


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