
Tout commence par un décret présidentiel. A la télévision publique guinéenne, d’une voix monocorde, la présentatrice vêtue d’un joli boubou turquoise annonce la résiliation de la concession portuaire confiée trois ans plus tôt à Getma, filiale de l’opérateur portuaire français Necotrans. Nous sommes le lundi 8 mars 2011. Le soir même, les locaux de la société française à Conakry sont investis par des militaires. Deux jours plus tard, le terminal à conteneurs du port de Conakry est confié au groupe Bolloré. L’opération a été rondement menée, mais la guerre entre les deux opérateurs portuaires français en Afrique n’est pas terminée et va réserver quelques surprises. Comme ces rebondissements, cinq ans plus tard, au détour d’une enquête de la justice française.
Arrivés un peu par hasard sur ce dossier de l’attribution du port de Conakry au groupe Bolloré, les juges ont procédé à plusieurs perquisitions sur un pan de l’empire de l’industriel breton. Loin des polémiques franco-françaises autour de la reprise en main de Canal Plus, la saga du port de Conakry soulève des questions qui fâchent, celles de soupçons de corruption et de favoritisme. Et avec elles, son cortège d’acteurs équivoques. Anciens ministres français devenus lobbyistes, grands avocats, communicants, agents des services de renseignement reconvertis dans le privé et autres hommes d’affaires proches de dirigeants africains. Avec eux, c’est aussi la bonne étoile du groupe Bolloré en Afrique qui pourrait être remise en cause.
La valse des « amis » du président
« Vincent [Bolloré], je le connais depuis quarante ans, lâche d’emblée Alpha Condé, chef de l’Etat guinéen, élu une première fois en décembre 2010, trois mois avant les faits, puis réélu en octobre 2015 dès le premier tour. Là, il est en Indonésie sinon je l’aurais appelé et on aurait dîné tous ensemble chez Laurent [restaurant gastronomique étoilé parisien] ».
Alpha Condé reçoit au printemps 2016 dans sa suite de l’hôtel Raphaël, à Paris. Costume, cravate et chaussons du palace aux pieds, il semble s’amuser des soupçons qui planent sur le port de Conakry depuis son fameux décret. « Bolloré remplissait toutes les conditions d’appel d’offres et je peux vous dire que plus personne ne voulait de Getma [Necotrans] qui n’a pas honoré ses engagements, dit-il. Depuis que je suis élu, le fils [de Patrick] Balkany m’a demandé un permis minier, d’autres Français m’ont demandé des faveurs, mais pas Bolloré dont le groupe travaille et développe le port de Conakry».
Son amitié avec le magnat breton, forgée lors de son long exil d’opposant à Paris, a-t-elle influé sur sa décision ? « C’est un ami. Je privilégie les amis. Et alors ? », répond-il débonnaire, en s’esclaffant.
Dans cette affaire, Alpha Condé a pourtant eu à rompre des amitiés. Le chef d’Etat guinéen se souvient ainsi avoir éconduit l’un de ses « vieux copains », l’ancien bâtonnier de Paris, Maître Pierre-Olivier Sur, avec qui un dîner a été brutalement annulé, en 2011. Le président guinéen venait de réaliser que Me Sur était mandaté par Necotrans. Même sort réservé à l’ancien ministre délégué à la coopération, Pierre-André Wiltzer, qu’il connaît depuis « un demi-siècle », mais qui se trouve être membre du conseil d’administration de Necotrans.
La mémoire d’Alpha Condé a gardé la trace d’un autre émissaire, plus improbable : le général burkinabé Gilbert Diendéré. C’était la dernière carte de Necotrans. Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso, influent et craint du Sahel aux côtes du Golfe de Guinée, avait dépêché à Conakry son fidèle chef d’état-major particulier pour intercéder en faveur de Necotrans, alors dirigé par Richard Talbot, lequel avait ses entrées à Ouagadougou au palais présidentiel du « beau Blaise ». « J’ai reçu Diendéré, se souvient M. Condé. Et lui ai dit la même chose qu’aux autres : je ne veux plus de Getma ».
Blaise Compaoré a été renversé en octobre 2014 par un soulèvement populaire. Le général Diendéré, qui a échoué dans une tentative de coup d’Etat militaire un an plus tard, est toujours incarcéré à la Maison d’arrêt et de correction de l’armée, à Ouagadougou. Et le groupe Bolloré est resté maître du port de Conakry. Alpha Condé se lève, tape dans le dos avec ses mains ornées de bagues et lâche : « Et puis écrivez ce que vous voulez, je n’en ai rien à faire ».
Les anciens alliés devenus ennemis
Au bout de la route de la corniche qui borde les eaux grises du golfe de Guinée, le port autonome de Conakry se divise en deux parties. D’abord, le terminal à conteneurs, géré par le groupe Bolloré. Un espace propre, aseptisé et informatisé qui contraste avec le reste du port, où se croisent dockers et vendeurs à la sauvette. Les voitures et les camions qui circulent sans précautions dans ce capharnaüm portuaire ne s’aventurent pas dans l’enclave Bolloré. Ces deux mondes cohabitent mais ne se mélangent pas. Et, comme à Abidjan, Bolloré veille à conserver la très rentable activité « conteneurs » qui lui permet de maîtriser un secteur clé de l’économie guinéenne et de proposer ses services logistiques.
Entre Séville, où il s’est installé, et Paris, où il manœuvre, un homme suit l’histoire du port de Conakry avec l’espoir qu’elle puisse prouver ce qu’il décrit comme un « système mafieux ». Jacques Dupuydauby, 69 ans, est un ancien associé de Vincent Bolloré au Togo et au Gabon. Devenu son pire ennemi, il le qualifie de « gangster corrupteur ». A ses côtés, son fils, Vianney, 35 ans, acquiesce. Tous deux savent de quoi ils parlent. « Au Togo, je me souviens avoir livré chaque mois à un conseiller du président des cartons de bouteille d’eau remplis d’espèces, dit Vianney Dupuydauby. Par carton, je mettais 90 millions de francs C fa en billets de 10 000».
Ces deux personnages semblent sortis d’un film des années 1970. Chevalière en or, initiales brodées sur la chemise, référence à un « reportage d’Antenne 2 », le mot « nègre » leur échappe parfois. « J’ai été entendu seize fois par la brigade financière, depuis 2012, à qui j’ai remis plus de cinq mille documents », s’enorgueillit Dupuydauby père, qui veut croire que ses « révélations » ont été prises au sérieux. Puis il s’emballe lors qu’il tente d’expliquer les principales affaires politico-financières de ces dernières décennies, des soupçons de financement libyen de la campagne Sarkozy au bombardement de Bouaké de 2004, en Côte d’ivoire, en passant par le port de Conakry, la crise en Centrafrique… Pour lui, tout cela n’a qu’une origine : les agissements du « tandem Bolloré-Sarkozy ».
Son discours semble décousu et explosif à la fois. Selon un enquêteur français, « il y a un peu de tout dans ce que dit Dupuydauby. Du vrai, du faux, de l’invérifiable ».
Mais en mai 2016, Jacques Dupuydauby a perdu un combat judiciaire contre son ennemi juré. Il a été condamné à trois ans et neuf mois de prison ferme par la cour suprême de Madrid après avoir été reconnu coupable d’appropriation frauduleuse de titres du groupe Bolloré. Vincent Bolloré est-il venu à bout de son ancien associé ? « Non, je ne suis pas en prison. J’ai déposé deux recours devant la justice espagnole, rétorque M. Dupuydauby. Et tant que je ne serai pas dans un cercueil dont les clous sont solidement plantés, je ne m’arrêterai pas ».
Perquisitions à la tour Bolloré
A Puteaux (Hauts-de-Seine), la tour Bolloré loge dans ses étages de fins connaisseurs de la chose policière, du renseignement et de la justice. Ange Mancini, l’ancien coordinateur du renseignement sous la présidence Sarkozy, l’ancien ministre de la coopération Michel Roussin et quelques anciens éléments des forces spéciales. On y croise aussi Michel Dobkine, ancien militant de la gauche révolutionnaire devenu secrétaire général d’Havas, qui a occupé de nombreux postes dans la magistrature avant un passage éclair au cabinet de Rachida Dati du temps où elle était ministre de la justice.
A en croire les haut cadres du groupe, nul ne s’attendait à se retrouver dans le viseur des autorités judiciaires au sujet du port de Conakry.
Source: LeMonde.fr
Arrivés un peu par hasard sur ce dossier de l’attribution du port de Conakry au groupe Bolloré, les juges ont procédé à plusieurs perquisitions sur un pan de l’empire de l’industriel breton. Loin des polémiques franco-françaises autour de la reprise en main de Canal Plus, la saga du port de Conakry soulève des questions qui fâchent, celles de soupçons de corruption et de favoritisme. Et avec elles, son cortège d’acteurs équivoques. Anciens ministres français devenus lobbyistes, grands avocats, communicants, agents des services de renseignement reconvertis dans le privé et autres hommes d’affaires proches de dirigeants africains. Avec eux, c’est aussi la bonne étoile du groupe Bolloré en Afrique qui pourrait être remise en cause.
La valse des « amis » du président
« Vincent [Bolloré], je le connais depuis quarante ans, lâche d’emblée Alpha Condé, chef de l’Etat guinéen, élu une première fois en décembre 2010, trois mois avant les faits, puis réélu en octobre 2015 dès le premier tour. Là, il est en Indonésie sinon je l’aurais appelé et on aurait dîné tous ensemble chez Laurent [restaurant gastronomique étoilé parisien] ».
Alpha Condé reçoit au printemps 2016 dans sa suite de l’hôtel Raphaël, à Paris. Costume, cravate et chaussons du palace aux pieds, il semble s’amuser des soupçons qui planent sur le port de Conakry depuis son fameux décret. « Bolloré remplissait toutes les conditions d’appel d’offres et je peux vous dire que plus personne ne voulait de Getma [Necotrans] qui n’a pas honoré ses engagements, dit-il. Depuis que je suis élu, le fils [de Patrick] Balkany m’a demandé un permis minier, d’autres Français m’ont demandé des faveurs, mais pas Bolloré dont le groupe travaille et développe le port de Conakry».
Son amitié avec le magnat breton, forgée lors de son long exil d’opposant à Paris, a-t-elle influé sur sa décision ? « C’est un ami. Je privilégie les amis. Et alors ? », répond-il débonnaire, en s’esclaffant.
Dans cette affaire, Alpha Condé a pourtant eu à rompre des amitiés. Le chef d’Etat guinéen se souvient ainsi avoir éconduit l’un de ses « vieux copains », l’ancien bâtonnier de Paris, Maître Pierre-Olivier Sur, avec qui un dîner a été brutalement annulé, en 2011. Le président guinéen venait de réaliser que Me Sur était mandaté par Necotrans. Même sort réservé à l’ancien ministre délégué à la coopération, Pierre-André Wiltzer, qu’il connaît depuis « un demi-siècle », mais qui se trouve être membre du conseil d’administration de Necotrans.
La mémoire d’Alpha Condé a gardé la trace d’un autre émissaire, plus improbable : le général burkinabé Gilbert Diendéré. C’était la dernière carte de Necotrans. Blaise Compaoré, alors président du Burkina Faso, influent et craint du Sahel aux côtes du Golfe de Guinée, avait dépêché à Conakry son fidèle chef d’état-major particulier pour intercéder en faveur de Necotrans, alors dirigé par Richard Talbot, lequel avait ses entrées à Ouagadougou au palais présidentiel du « beau Blaise ». « J’ai reçu Diendéré, se souvient M. Condé. Et lui ai dit la même chose qu’aux autres : je ne veux plus de Getma ».
Blaise Compaoré a été renversé en octobre 2014 par un soulèvement populaire. Le général Diendéré, qui a échoué dans une tentative de coup d’Etat militaire un an plus tard, est toujours incarcéré à la Maison d’arrêt et de correction de l’armée, à Ouagadougou. Et le groupe Bolloré est resté maître du port de Conakry. Alpha Condé se lève, tape dans le dos avec ses mains ornées de bagues et lâche : « Et puis écrivez ce que vous voulez, je n’en ai rien à faire ».
Les anciens alliés devenus ennemis
Au bout de la route de la corniche qui borde les eaux grises du golfe de Guinée, le port autonome de Conakry se divise en deux parties. D’abord, le terminal à conteneurs, géré par le groupe Bolloré. Un espace propre, aseptisé et informatisé qui contraste avec le reste du port, où se croisent dockers et vendeurs à la sauvette. Les voitures et les camions qui circulent sans précautions dans ce capharnaüm portuaire ne s’aventurent pas dans l’enclave Bolloré. Ces deux mondes cohabitent mais ne se mélangent pas. Et, comme à Abidjan, Bolloré veille à conserver la très rentable activité « conteneurs » qui lui permet de maîtriser un secteur clé de l’économie guinéenne et de proposer ses services logistiques.
Entre Séville, où il s’est installé, et Paris, où il manœuvre, un homme suit l’histoire du port de Conakry avec l’espoir qu’elle puisse prouver ce qu’il décrit comme un « système mafieux ». Jacques Dupuydauby, 69 ans, est un ancien associé de Vincent Bolloré au Togo et au Gabon. Devenu son pire ennemi, il le qualifie de « gangster corrupteur ». A ses côtés, son fils, Vianney, 35 ans, acquiesce. Tous deux savent de quoi ils parlent. « Au Togo, je me souviens avoir livré chaque mois à un conseiller du président des cartons de bouteille d’eau remplis d’espèces, dit Vianney Dupuydauby. Par carton, je mettais 90 millions de francs C fa en billets de 10 000».
Ces deux personnages semblent sortis d’un film des années 1970. Chevalière en or, initiales brodées sur la chemise, référence à un « reportage d’Antenne 2 », le mot « nègre » leur échappe parfois. « J’ai été entendu seize fois par la brigade financière, depuis 2012, à qui j’ai remis plus de cinq mille documents », s’enorgueillit Dupuydauby père, qui veut croire que ses « révélations » ont été prises au sérieux. Puis il s’emballe lors qu’il tente d’expliquer les principales affaires politico-financières de ces dernières décennies, des soupçons de financement libyen de la campagne Sarkozy au bombardement de Bouaké de 2004, en Côte d’ivoire, en passant par le port de Conakry, la crise en Centrafrique… Pour lui, tout cela n’a qu’une origine : les agissements du « tandem Bolloré-Sarkozy ».
Son discours semble décousu et explosif à la fois. Selon un enquêteur français, « il y a un peu de tout dans ce que dit Dupuydauby. Du vrai, du faux, de l’invérifiable ».
Mais en mai 2016, Jacques Dupuydauby a perdu un combat judiciaire contre son ennemi juré. Il a été condamné à trois ans et neuf mois de prison ferme par la cour suprême de Madrid après avoir été reconnu coupable d’appropriation frauduleuse de titres du groupe Bolloré. Vincent Bolloré est-il venu à bout de son ancien associé ? « Non, je ne suis pas en prison. J’ai déposé deux recours devant la justice espagnole, rétorque M. Dupuydauby. Et tant que je ne serai pas dans un cercueil dont les clous sont solidement plantés, je ne m’arrêterai pas ».
Perquisitions à la tour Bolloré
A Puteaux (Hauts-de-Seine), la tour Bolloré loge dans ses étages de fins connaisseurs de la chose policière, du renseignement et de la justice. Ange Mancini, l’ancien coordinateur du renseignement sous la présidence Sarkozy, l’ancien ministre de la coopération Michel Roussin et quelques anciens éléments des forces spéciales. On y croise aussi Michel Dobkine, ancien militant de la gauche révolutionnaire devenu secrétaire général d’Havas, qui a occupé de nombreux postes dans la magistrature avant un passage éclair au cabinet de Rachida Dati du temps où elle était ministre de la justice.
A en croire les haut cadres du groupe, nul ne s’attendait à se retrouver dans le viseur des autorités judiciaires au sujet du port de Conakry.
Source: LeMonde.fr
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