Sa coque bleu nuit fend les mers du globe depuis 2005, les cales chargées de pétrole. Long de 183 mètres, le Sappho est un tanker comme les autres. Longtemps enregistré sous pavillon libérien, c’est le drapeau du Gabon qu’il arbore le 20 octobre 2024, alors qu’il appareille du port de Nakhdoka, à l’est de la Russie, pour prendre la direction de celui de Dongjing, en Chine.
« Moscou a recours à des juridictions opaques »
Depuis le mois de décembre 2023, le Gabon a vu les demandes d’immatriculation de pétroliers comme le Sappho se multiplier. Selon notre décompte, ils sont 95 à être aujourd’hui rattachés à l’État d’Afrique centrale. Une récente étude de la Kyiv School of Economics pointe le phénomène du doigt. D’après ses chercheurs, le Gabon serait devenu l’un des nouveaux alliés de circonstance de la « flotte fantôme » mise sur pied par la Russie. « Moscou a recours à des juridictions de plus en plus opaques et le Gabon est l’une d’entre elles », souligne Benjamin Hilgenstock, économiste au sein de la Kyiv School of Economics.
Cette flotte de navires, aussi appelée « flotte de l’ombre », est bien connue des chercheurs. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays du G7 et de l’Union européenne ont imposé un embargo sur l’or noir de Moscou. Et la sanction est double. Non seulement, ils interdisent à leurs membres de s’en procurer, mais son prix est plafonné quand il est vendu à d’autres pays. Concrètement, si ces derniers achètent ce pétrole, ils le paient moins de 60 dollars le baril, bien en dessous des cours en vigueur sur le marché.
Des tankers d’abord sous pavillon libérien
Pour continuer à négocier au meilleur prix un brut vital pour son économie, la Russie a donc mis en place une « flotte fantôme » capable de contourner les sanctions occidentales. Un mécanisme déjà utilisé par le Venezuela et l’Iran pour échapper à l'embargo américain. Afin de passer sous les radars, le Kremlin fait appel à des tankers ni assurés, ni possédés par des sociétés installées dans des pays du G7. La Kyiv School of Economics estime ainsi qu’en juin 2024, ces navires ont transporté 4,1 millions de barils de pétrole par jour, qui ainsi ont échappé au plafonnement des prix. Soit davantage que la production du Nigeria, de la Libye et de l’Angola réunis, le trio de tête des exportateurs africains.
Quand les Occidentaux mettent en place les sanctions en juin 2022, Moscou enregistre d’abord ses navires sous pavillon libérien. « L’idée est de mettre le plus de distance entre la flotte fantôme et la Russie », explique Craig Kennedy, chercheur à l’université de Harvard, spécialiste de la flotte fantôme.
Externaliser son registre est une pratique courante et tout à fait légale, confirme un porte-parole de l’Organisation maritime internationale. Mais « fin décembre 2023, les États-Unis se rendent compte que la société qui gère le registre libérien est basée en Virginie, aux États-Unis », raconte Craig Kennedy. Washington fait alors pression sur Monrovia et en quelques jours, tous les tankers associés à la « flotte de l’ombre » se voient retirer leur pavillon.
C’est là que le Gabon entre en scène. En moins d’une semaine, des dizaines de pétroliers adoptent le passeport gabonais. D’après les informations de RFI, sur les 95 tankers qui utilisent ce pavillon aujourd’hui, au moins 40 ont récemment visité des ports russes. Ces navires prennent ensuite la direction de la Chine, de l’Inde ou de la Turquie, des pays parmi les plus gros clients de Moscou.
Sollicité, le ministère des Transports gabonais nous a transmis une liste de 28 navires auxquels les autorités ont retiré le pavillon pour « activité non conforme », sans plus de précisions. D’après nos informations, sur ces 28 navires, 13 sont ensuite immédiatement passés sous pavillon russe.
« Complotite occidentale »
À Libreville, on se refuse à tout autre commentaire officiel. Mais une source proche du gouvernement reconnaît à demi-mot que ces navires servent les intérêts de la « flotte fantôme » russe. Pour notre interlocuteur, il n’y a pas lieu de stigmatiser son pays, car, « il n'y a pas que les bateaux battant pavillon gabonais qui transportent le pétrole à destination d'Israël ou le pétrole russe ». Cette même source évoque « la complotite (sic) occidentale qui fait tout pour que la gestion du pavillon gabonais soit confiée à une structure agréée par les Américains ou les Européens. »
Depuis septembre 2018, la gestion du pavillon gabonais est entre les mains d’une société émirienne, Intershipping Services. Sur son site, l’entreprise se présente comme le « seul représentant autorisé des autorités maritimes du Gabon », en vertu d’un accord signé à Libreville, avec le ministre des Transports de l’époque, Justin Ndoundangoye. Contactée, Intershipping Services n’a pas répondu aux sollicitations de RFI.
Solidaires de l’Ukraine, les Occidentaux tentent depuis plusieurs mois de limiter la capacité d’action de la « flotte fantôme ». En juin 2024, les pays de l’Union européenne ont adopté des sanctions, notamment l’interdiction de l’accès aux ports des pays de l’UE, contre 27 navires qui ont contribué à l’effort de guerre de la Russie, dont des tankers ayant transporté du brut pour le compte de Moscou. De leur côté, les États-Unis établissent des listes de pétroliers qu’ils soupçonnent d’être membres de cette flotte. Engagé aux côtés de l’Union européenne dans la lutte contre la flotte fantôme, Paris reconnaît être informé de l’utilisation par cette dernière de navires immatriculés au Gabon. Interrogée par RFI, une source diplomatique française confie que « des démarches sont engagées auprès de pays comme le Gabon pour les sensibiliser aux risques associés et leurs responsabilités au regard du droit maritime ».
Craig Kennedy n’est pas étonné du recours de Moscou à des navires battant pavillon gabonais. Il l’explique par les marges de manœuvres qu’offre Libreville aux armateurs. « Ils sont plus flexibles sur les exigences d’assurances, d’inspections, et résistent mieux à la pression des autorités occidentales », estime l’expert. Autre avantage pour Moscou, le Gabon n’est actuellement sur aucune liste de pavillons considérés comme « peu sûrs » par les Occidentaux.
C’est le Paris Memorandum of Understanding (Paris MoU), une coalition de 28 pays européens et nord-américains, qui dresse les listes blanches, grises et noires, en fonction des risques associés à chaque État. Pour les établir, les autorités du Paris MoU se basent sur les inspections des navires. « Il en faut au moins 30 sur 3 ans pour qu’elles soient statistiquement valables », raconte Luc Smulders, le secrétaire général du Paris MoU.
Or, ces trois dernières années, seuls neuf navires battant pavillon gabonais ont pourtant été inspectés par les autorités du Paris MoU. L’un d’entre eux, l’Electra, un tanker, a d’ailleurs ensuite été retenu à quai à Gibraltar pendant 15 jours en janvier 2024. Les autorités avaient relevé plusieurs manquements, à la sécurité, mais aussi aux conditions de travail des marins. « Difficile de dire s’il fait partie de la flotte fantôme », admet Luc Smulders. Mais le 3 octobre 2024, il prenait la direction du port de Maceio, au Brésil, après être parti de Primorsk, le plus grand port russe de la mer Baltique.
Pour nos interlocuteurs, avec ou sans le Gabon, la Russie n’est pas près de renoncer à la flotte fantôme, car les possibilités de nouvelles immatriculations pour ses navires sont encore nombreuses. « La Russie trouvera toujours un pays pour enregistrer ses navires. Wagner pourrait même mettre en place un registre au Mali, qui pourtant est un pays enclavé, suggère Benjamin Hilgenstock, économiste au sein de la Kyiv School of Economics. Et à la fin, tout ce dont Moscou a besoin, c’est d’un pavillon. »
« Moscou a recours à des juridictions opaques »
Depuis le mois de décembre 2023, le Gabon a vu les demandes d’immatriculation de pétroliers comme le Sappho se multiplier. Selon notre décompte, ils sont 95 à être aujourd’hui rattachés à l’État d’Afrique centrale. Une récente étude de la Kyiv School of Economics pointe le phénomène du doigt. D’après ses chercheurs, le Gabon serait devenu l’un des nouveaux alliés de circonstance de la « flotte fantôme » mise sur pied par la Russie. « Moscou a recours à des juridictions de plus en plus opaques et le Gabon est l’une d’entre elles », souligne Benjamin Hilgenstock, économiste au sein de la Kyiv School of Economics.
Cette flotte de navires, aussi appelée « flotte de l’ombre », est bien connue des chercheurs. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays du G7 et de l’Union européenne ont imposé un embargo sur l’or noir de Moscou. Et la sanction est double. Non seulement, ils interdisent à leurs membres de s’en procurer, mais son prix est plafonné quand il est vendu à d’autres pays. Concrètement, si ces derniers achètent ce pétrole, ils le paient moins de 60 dollars le baril, bien en dessous des cours en vigueur sur le marché.
Des tankers d’abord sous pavillon libérien
Pour continuer à négocier au meilleur prix un brut vital pour son économie, la Russie a donc mis en place une « flotte fantôme » capable de contourner les sanctions occidentales. Un mécanisme déjà utilisé par le Venezuela et l’Iran pour échapper à l'embargo américain. Afin de passer sous les radars, le Kremlin fait appel à des tankers ni assurés, ni possédés par des sociétés installées dans des pays du G7. La Kyiv School of Economics estime ainsi qu’en juin 2024, ces navires ont transporté 4,1 millions de barils de pétrole par jour, qui ainsi ont échappé au plafonnement des prix. Soit davantage que la production du Nigeria, de la Libye et de l’Angola réunis, le trio de tête des exportateurs africains.
Quand les Occidentaux mettent en place les sanctions en juin 2022, Moscou enregistre d’abord ses navires sous pavillon libérien. « L’idée est de mettre le plus de distance entre la flotte fantôme et la Russie », explique Craig Kennedy, chercheur à l’université de Harvard, spécialiste de la flotte fantôme.
Externaliser son registre est une pratique courante et tout à fait légale, confirme un porte-parole de l’Organisation maritime internationale. Mais « fin décembre 2023, les États-Unis se rendent compte que la société qui gère le registre libérien est basée en Virginie, aux États-Unis », raconte Craig Kennedy. Washington fait alors pression sur Monrovia et en quelques jours, tous les tankers associés à la « flotte de l’ombre » se voient retirer leur pavillon.
C’est là que le Gabon entre en scène. En moins d’une semaine, des dizaines de pétroliers adoptent le passeport gabonais. D’après les informations de RFI, sur les 95 tankers qui utilisent ce pavillon aujourd’hui, au moins 40 ont récemment visité des ports russes. Ces navires prennent ensuite la direction de la Chine, de l’Inde ou de la Turquie, des pays parmi les plus gros clients de Moscou.
Sollicité, le ministère des Transports gabonais nous a transmis une liste de 28 navires auxquels les autorités ont retiré le pavillon pour « activité non conforme », sans plus de précisions. D’après nos informations, sur ces 28 navires, 13 sont ensuite immédiatement passés sous pavillon russe.
« Complotite occidentale »
À Libreville, on se refuse à tout autre commentaire officiel. Mais une source proche du gouvernement reconnaît à demi-mot que ces navires servent les intérêts de la « flotte fantôme » russe. Pour notre interlocuteur, il n’y a pas lieu de stigmatiser son pays, car, « il n'y a pas que les bateaux battant pavillon gabonais qui transportent le pétrole à destination d'Israël ou le pétrole russe ». Cette même source évoque « la complotite (sic) occidentale qui fait tout pour que la gestion du pavillon gabonais soit confiée à une structure agréée par les Américains ou les Européens. »
Depuis septembre 2018, la gestion du pavillon gabonais est entre les mains d’une société émirienne, Intershipping Services. Sur son site, l’entreprise se présente comme le « seul représentant autorisé des autorités maritimes du Gabon », en vertu d’un accord signé à Libreville, avec le ministre des Transports de l’époque, Justin Ndoundangoye. Contactée, Intershipping Services n’a pas répondu aux sollicitations de RFI.
Solidaires de l’Ukraine, les Occidentaux tentent depuis plusieurs mois de limiter la capacité d’action de la « flotte fantôme ». En juin 2024, les pays de l’Union européenne ont adopté des sanctions, notamment l’interdiction de l’accès aux ports des pays de l’UE, contre 27 navires qui ont contribué à l’effort de guerre de la Russie, dont des tankers ayant transporté du brut pour le compte de Moscou. De leur côté, les États-Unis établissent des listes de pétroliers qu’ils soupçonnent d’être membres de cette flotte. Engagé aux côtés de l’Union européenne dans la lutte contre la flotte fantôme, Paris reconnaît être informé de l’utilisation par cette dernière de navires immatriculés au Gabon. Interrogée par RFI, une source diplomatique française confie que « des démarches sont engagées auprès de pays comme le Gabon pour les sensibiliser aux risques associés et leurs responsabilités au regard du droit maritime ».
Craig Kennedy n’est pas étonné du recours de Moscou à des navires battant pavillon gabonais. Il l’explique par les marges de manœuvres qu’offre Libreville aux armateurs. « Ils sont plus flexibles sur les exigences d’assurances, d’inspections, et résistent mieux à la pression des autorités occidentales », estime l’expert. Autre avantage pour Moscou, le Gabon n’est actuellement sur aucune liste de pavillons considérés comme « peu sûrs » par les Occidentaux.
C’est le Paris Memorandum of Understanding (Paris MoU), une coalition de 28 pays européens et nord-américains, qui dresse les listes blanches, grises et noires, en fonction des risques associés à chaque État. Pour les établir, les autorités du Paris MoU se basent sur les inspections des navires. « Il en faut au moins 30 sur 3 ans pour qu’elles soient statistiquement valables », raconte Luc Smulders, le secrétaire général du Paris MoU.
Or, ces trois dernières années, seuls neuf navires battant pavillon gabonais ont pourtant été inspectés par les autorités du Paris MoU. L’un d’entre eux, l’Electra, un tanker, a d’ailleurs ensuite été retenu à quai à Gibraltar pendant 15 jours en janvier 2024. Les autorités avaient relevé plusieurs manquements, à la sécurité, mais aussi aux conditions de travail des marins. « Difficile de dire s’il fait partie de la flotte fantôme », admet Luc Smulders. Mais le 3 octobre 2024, il prenait la direction du port de Maceio, au Brésil, après être parti de Primorsk, le plus grand port russe de la mer Baltique.
Pour nos interlocuteurs, avec ou sans le Gabon, la Russie n’est pas près de renoncer à la flotte fantôme, car les possibilités de nouvelles immatriculations pour ses navires sont encore nombreuses. « La Russie trouvera toujours un pays pour enregistrer ses navires. Wagner pourrait même mettre en place un registre au Mali, qui pourtant est un pays enclavé, suggère Benjamin Hilgenstock, économiste au sein de la Kyiv School of Economics. Et à la fin, tout ce dont Moscou a besoin, c’est d’un pavillon. »
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