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L'Afghanistan miné par la surenchère terroriste et la faillite de l’Etat

Niveau d’alerte maximal pour la population afghane, confinement ou restrictions de déplacement pour le personnel des institutions étrangères : la surenchère d’attentats qui ont surtout ciblé des civils ces derniers jours sème la terreur en Afghanistan. Et la situation n’a jamais été aussi volatile ces dernières années. Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris I, répond aux questions de RFI.



L’enchaînement de violences des derniers jours prouvent une chose : l’organisation Etat islamique renforce sa position en Afghanistan ce qui entraîne une surenchère des talibans. « Nous sommes maintenant face à une concurrence entre deux mouvements politiques qui ont largement la même stratégie à Kaboul », explique Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris I.
 
« D’un côté, la version afghane de l’Etat islamique, de l’autre les talibans. Il y a pour le moment une vraie différence entre les deux : l’EI vise souvent prioritairement les chiites – ça n’est pas le cas dans la récente vague d’attentats mais ça l’a été jusqu’alors. Les deux mouvements sont capables aujourd’hui d’organiser des attaques de grande ampleur, et ce n’est pas du tout bon signe. Cette concurrence est une raison supplémentaire pour que toute tentative de processus de paix, de cessez-le-feu, se retrouve bloquée ».
 
Les talibans, qui avaient tenté de contenir dans un premier temps l’avancée des jihadistes, ont échoué. « Aujourd’hui on constate que dans certains districts de l’est et du nord du pays l’EI représente une force parfois supérieure à celle des talibans. Cette concurrence entre les mouvements, loin de permettre au gouvernement de se renforcer, a conduit à une déstabilisation générale, avec un risque majeur de conflit entre chiites et sunnites » estime le chercheur.
 
Impuissance des forces de sécurité
 
La poussée jihadiste n’empêche pas pour autant les talibans de renforcer leur emprise sur le pays. Il est aujourd’hui admis qu’ils contrôlent près de la moitié du territoire (ou qu’ils y ont une influence majeure), ce qui représentent plus de 40 % de la population. Ces chiffres témoignent de l’affaiblissement de l’Etat, et de son incapacité à assurer la sécurité des citoyens.
 
Le ministre de l’Intérieur Wais Ahmad Barmak a d’ailleurs reconnu devant la presse que les terroristes bénéficiaient de complicités dans les services de sécurité, et même dans la sphère politique. Concernant les forces de sécurité, le fait est avéré. Ce fut le cas dans l’attaque de l’hôtel Intercontinental le week-end dernier, également lors de plusieurs attaques menées contre des bases militaires ; et le 13 janvier dans le Nangarhar, lorsqu’un infiltré a retourné son arme contre des soldats, entraînant une riposte aérienne américaine qui a fait 13 victimes parmi les militaires afghans.
 
Un gouvernement sans légitimité
 
Concernant la sphère politique, la situation est en revanche plus floue estime Gilles Dorronsoro. « Nous sommes dans une phase de décomposition du système politique afghan, donc il y a des accusations qui volent de toutes parts sans qu’il y ait forcément une réalité derrière. » Les dissensions au sein du gouvernement sont souvent évoquées pour expliquer l’impuissance des forces de l’ordre face à la multiplication des attaques.
 
Pour le chercheur plusieurs facteurs sont à l’œuvre dans la crise politique : « Il y a d’abord une autonomisation de la périphérie du pays. Le gouverneur de la grande province du nord de Balkh où se trouve l’une des premières villes du pays, Mazar-e-Sharif, a refusé de démissionner quand le président Ashraf Ghani le lui a demandé. On assiste donc véritablement à une dislocation des institutions centrales de l’Etat. »
 
« Le deuxième facteur, c’est que l’autorité d’Ashraf Ghani est contestée de manière plus interne, analyse le professeur de sciences politiques. Les élections de 2014, on s’en souvient, n’ont pas donné de résultats concluants en raison des accusations de fraude. Par conséquent, ce sont bien les Etats-Unis qui ont fait aboutir un accord entre les deux candidats du deuxième tour. Ashraf Ghani n’a pas de maîtrise réelle sur l’appareil central. Dans contexte de dégradation générale de la sécurité, tout cela a pour conséquence l’incapacité à faire fonctionner cet appareil, et l’incapacité à organiser des élections, notamment parlementaires. »
 
Les élections mises en danger
 
Un scrutin législatif, plusieurs fois repoussé, est prévu cette année. Mais Gilles Dorronsoro est pessimiste : « Sur une partie importante portion de territoire, les talibans et l’EI sont en mesure d’empêcher le déroulement des élections dans des conditions normales. Par ailleurs, les questions de fond qui se sont posées lors des élections de 2014 ne sont pas réglées : absence de listes électorales cohérentes et soupçons de fraudes massives lors de tous les derniers scrutins organisés. Je vois mal comment des élections qui donneraient une véritable légitimité au Parlement pourraient avoir lieu en 2018. »
 
« Sans le Pakistan, les talibans n’auraient pas pu survivre »
 
Après l’attentat de samedi à l’ambulance piégée, le président américain Donald Trump a appelé « tous les pays à mener une action décisive contre les talibans et les structures qui les soutiennent ». Des mots qui s’adressent notamment au Pakistan. Le gouvernement afghan, relayé par de nombreux internautes sur les réseaux sociaux, a pointé du doigt la responsabilité de son voisin.
 
Mais la responsabilité de cette situation incombe largement à la coalition, souligne Gilles Dorronsoro. « Le Pakistan a la même stratégie depuis 2002. D’un côté, le soutien aux talibans, de l’autre, des formes de coopération avec les Etats-Unis dans la lutte contre certains mouvements, notamment al-Qaïda. Cette double politique persiste et le pays ne s’en cache pas vraiment. La coalition et notamment les Etats-Unis ont accepté de financer le Pakistan tout en sachant très bien que sans le Pakistan, les talibans n’auraient jamais pu survivre. La situation est donc très claire. Aujourd’hui Donald Trump opère un retournement et veut faire pression sur le Pakistan. Le problème, c’est que c’est beaucoup trop tard. L’arrêt de l’aide financière ne va pas créer une situation fondamentalement différente, si ce n’est qu’elle favorisera peut-être un rapprochement supplémentaire entre le Pakistan et la Chine, devenu aujourd’hui le principal soutien international d’Islamabad. »
 
Quant aux relations entre les gouvernements afghans et pakistanais, les choses sont au point mort poursuit le chercheur : « Il n’y a pas de perspective de négociations, ni de collaboration sérieuse sur le plan sécuritaire. La situation est complètement bloquée. »
 
Rien ne vient apaiser les craintes que la surenchère terroriste se poursuive : la défaite de l’organisation Etat islamique en Syrie et en Irak pousse déjà de nombreux jihadistes à se replier en Afghanistan, et dans quelques mois, la traditionnelle « offensive de printemps » des talibans pourrait être plus sanglante que jamais.

Rfi.fr

Mardi 30 Janvier 2018 - 11:22