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En Amérique latine, la Triple frontière, la route sud de la cocaïne vers l'Europe

La zone dite de la Triple frontière concerne trois pays : le Paraguay, le Brésil et l'Argentine. Eloignée des centres politiques de décision, inégalement et peu peuplée, elle était jusqu'à une date récente aussi oubliée des pouvoirs publics, quoique déjà au carrefour de nombreux trafics : main d'œuvre, prostitution, blanchiment d'argent, armes, et drogue. Moins connue que les routes Nord, celles des Caraïbes ou du Mexique et de l'Amazonie, pour l'exportation de la cocaïne, elle est devenue au fil des années une voie d'acheminement importante, notamment vers l'Europe.



Un maillage dense de fleuves et rivières, trois villes dont une zone franche, des ponts internationaux : la Triple frontière (TBA pour l'organisme de recherche sur le crime organisé Insight Crime) est un carrefour où transitent marchandises et êtres humains.
 
Les « Nations unies du crime »
Ciudad del Este, deuxième ville du Paraguay après sa capitale Asunción, est une zone franche où des milliers de consommateurs, notamment brésiliens, viennent s'approvisionner. Électronique, vêtements, électroménager... dont beaucoup de contrefaçons en provenance d'Asie. Mais aussi des faux papiers, de la fausse monnaie, des voitures volées, des armes... Les échanges sont estimés à quelque 15 milliards de dollars par an ce qui la place juste derrière Hong Kong et Miami.
 
Des dizaines de nationalités s'y côtoient depuis la construction du grand barrage et de la centrale hydroélectrique d'Itaipu qui a fixé dans la ville de nombreuses personnes venues des régions pauvres voisines du Paraguay (notamment le Chaco) et des pays plus au nord, Bolivie et Pérou, en quête de travail, dans les années 1970 et jusqu'à la mise en service de la centrale en 1984.
C'est dans ce creuset interlope (on appelle aussi cette région les « Nations unies du crime ») et à la faveur des réseaux de trafics préexistants qu'a prospéré le trafic de drogue. Si le Paraguay était déjà le premier producteur et exportateur (vers les pays voisins) de cannabis du continent, la surveillance accrue des voies du Nord du sous-continent a incité les réseaux à utiliser d'autres voies d'acheminement et chercher d'autres points de sortie. Toutes les organisations criminelles y sont représentées : cartels colombiens, brésiliens, mexicains mais également des membres des organisations criminelles italiennes, turques, ukrainiennes, japonaises et triades chinoises.
 
Selon une enquête du site Insight Crime (2021), les principales sources illégales de revenus dans la TPA sont la cocaïne, le cannabis, les opiacés, le trafic d'êtres humains, le vol, le trafic d'armes, la délinquance environnementale et les mines illégales. Outre les ponts, les échanges entre les rives des fleuves et les pays se font aussi sur des barges. Et tout au bout, il y a les ports du Brésil, de l'Argentine ou de l'Uruguay vers l'océan Atlantique. La cocaïne, elle, cultivée au Pérou ou en Bolivie – où la production explose - arrive dans la région de la Triple frontière soit par la route, soit par les airs dans de petits avions (narco avionetas) qui atterrissent dans des aéroports clandestins, soit sur l'un ces cours d'eau de la sous-région. Et elle en repart le plus souvent par bateau, sur ces énormes porte-conteneurs qui font route vers l'océan.
 
Les réseaux de la Triple frontière
La drogue a pour destination l'Europe essentiellement. Les cartels mexicains visent l'Amérique du Nord et ceux qui opèrent dans cette région ont pour cible l'outre-Atlantique : un marché plus petit mais où la drogue peut être vendue plus cher. Dans l’édition 2023 de son rapport mondial sur la cocaïne, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) présente également cette voie d’eau comme le principal canal d’exportation des drogues vers le marché européen. D'une tonne de feuille de coca, on extrait un kilo de cocaïne qui sera vendue 2000 dollars US en Bolivie mais 5 500 à Buenos Aires et 35 000 en Europe, peut-on lire dans une enquête du quotidien argentin La Nación.
 
Plusieurs réseaux opèrent pour contrôler ce juteux trafic. On évoque le plus souvent le PCC brésilien, le Primer Comando da Capital qui serait à l'origine du « tsunami » de cocaïne qui a envahi l'Europe ces dernières années. Ses points d'entrée sont les ports d'Espagne, du Portugal et de Belgique et plus récemment des Pays-Bas grâce à la coopération avec des réseaux morocco-néerlandais, peut-on lire dans cette enquête. Cette organisation qui compte plus de 100 000 « membres » a également noué des liens avec la 'Ndrangheta calabraise, les mafias d'Europe orientale et la mafia nigériane du Black Axe.
 
D'après les services du contre-terrorisme des États-Unis, le PCC aurait aussi des liens étroits avec le Hezbollah libanais. Cette région a accueilli à la fin du XIXe siècle, puis à la chute de l'empire ottoman au début du XXe siècle, une forte communauté syro-libanaise (les « Turcos » en Argentine), originaire principalement du sud du Liban et de la plaine de la Bekaa. Une communauté estimée au Brésil par exemple entre 7 millions et 10 millions d’habitants, soit bien plus que la population du Liban, note la chercheuse Rashmi Singh. Le Hezbollah utiliserait le PCC pour blanchir de l'argent et lui fournirait des armes. Le nom du clan Barakat apparaît souvent dans les médias comme faisant le lien avec le Hezbollah dans la région ; il aurait aussi fourni des informations au commando qui a organisé les attentats en mars 1992, à l'ambassade d'Israël à Buenos Aires (29 morts et 242 blessés) et en juillet 1994 à l'AMIA, le centre communautaire juif de la capitale (84 tués et 230 blessés).
 
Né dans les prisons de São Paulo, le PCC a la réputation d'être extrêmement violent. Il est dirigé depuis 2002 par Marcos Willians Herbas Camacho, aussi appelé Marcola ou Playboy. Né en 1968 et condamné à quelque 340 années d'emprisonnement, il dirige néanmoins depuis sa prison de haute sécurité son réseau d'une main de fer... Le trafic de stupéfiants lui rapporterait près de 4,9 milliards de reaís (8,9 milliards d'euros) selon le Gaeco (Groupe d'action spéciale pour la répression du crime organisé au Brésil), rapportait la correspondante de France 24 au Brésil.
 
Autres réseaux brésiliens impliqués dans les trafics de la Triple frontière, la Familia do Norte (FDN) et le CV pour Comando vermelho, aussi né en tant que collectif de défense des droits des prisonniers (droit commun et politiques) mais à Rio de Janeiro cette fois. C'est la plus ancienne faction criminelle du Brésil. Ces clans contrôlent la route de la cocaïne bolivienne. Au Paraguay, l’augmentation du trafic transfrontalier est liée au PCC qui a la main sur, outre les États de São Paulo et le Paraná, la longue frontière du Mato Grosso do Sul où ont eu lieu des affrontements meurtriers, depuis 2019, avec la pègre paraguayenne. En Argentine, les réseaux ont un fonctionnement plus traditionnel, « clanique » selon Insight Crimes : la famille Cantero (Los monos) à Rosario, jadis exportatrice de viande et de blé vers le vieux continent et désormais de cocaïne, le clan Castedo à Salta, etc.
 
S'attaquer aux réseaux coûte cher
Des réseaux qui s'appuient sur le manque de vigilance, contraint ou volontaire, des pouvoirs publics et des forces de sécurité (nombreux sont les politiques, fonctionnaires des douanes ou de police impliqués dans des affaires de corruption) et aussi sur leur manque de moyens. « Avec un peu plus de 5 000 agents pour 24 aéroports, 63 bureaux de douane, 10 zones franches et 154 postes transfrontaliers, le manque de ressources humaines est l’une des contraintes auxquelles l’administration doit faire face » notait un haut responsable des douanes argentines.
 
Ceux qui s'attaquent frontalement aux trafics le paient aussi parfois cher : on se souvient de l'assassinat en Colombie du procureur paraguayen Marcelo Pecci en mai 2022. Il était l'une des chevilles ouvrières de l'opération A Ultranza Py pour démanteler les réseaux criminels au Paraguay, s'attaquant y compris à des responsables politiques. Le PCC est fortement soupçonné d'avoir sous-traité son assassinat avec les Colombiens. Il a été mis en cause par l'un des inculpés du procès, ainsi que l'ancien président paraguayen Horacio Cartes (2013 à 2018), également dans le collimateur du Trésor américain pour son implication dans la corruption systémique du pays. Autre décès suspect, celui d'Alberto Nisman, le procureur argentin qui enquêtait sur les attentats à Buenos Aires.
 
 

Si des rivalités existent entre cartels et groupes de trafiquants qui règlent violemment leurs comptes, ils peuvent aussi coopérer, nous confirme Michel Gandilhon, expert en sécurité et défense au Cnam et spécialiste des trafics de drogue : « Il existe un système de coopération internationale très poussé, on y retrouve toutes sortes d'acteurs et la coopération est transfrontière », et il nous donne l'exemple de ce laboratoire de méthamphétamine démantelé en mai dernier dans le Var, dans la région de Toulon : « C'est la première fois qu'on démantèle un laboratoire de méthamphétamine en France dont le Mexique est un gros producteur... (Dans ce dossier) on a retrouvé la criminalité locale du Var, le cartel de Sinaloa, des Chinois... Les précurseurs venaient de Chine... Des “vitamines” qui étaient destinées au marché australien avec des conseillers mexicains ».
 
Aucun marché n'échappe à la mondialisation... selon Michel Gandilhon, qui a beaucoup travaillé sur la maritimation du crime avec la forte croissance du transport en porte-containeurs : entre 1970 et 2023, le volume de marchandises transportées à travers le fret maritime passait de 2 605 millions de tonnes à près de 11 000 millions de tonnes. Et « on estime aujourd’hui à peu près que sur les 90 millions de conteneurs qui convergent chaque année vers les grands ports européens, 2 % à 10 % seraient effectivement contrôlés », explique t-il. L'Union européenne a d'ailleurs lancé en janvier 2024 une Alliance européenne des ports pour coordonner la lutte contre les trafics. 
 
Le Brésil, premier marché de la cocaïne en Amérique latine
Qu'il s'agisse de la cocaïne ou de ses produits dérivés (crack/bazuco ou pasta base), en Amérique latine, les deux plus gros marchés sont le Brésil et l'Argentine. Et ces pays de la Triple frontière ne sont pas que des pays de transit. Ils sont aussi des pays producteurs (pasta base pour l'Argentine, cannabis pour le Paraguay) et qui dit trafic dit aussi consommation avec ce que cela génère comme problèmes de santé et de sécurité publique. « Maintenant les produits de la cocaïne couvrent un peu tous les milieux sociaux, donc les pauvres et les très pauvres consomment du crack, de la pasta base, et les classes moyennes supérieures consomment de la cocaïne... ça ne me surprendrait pas qu'en termes de chiffre d'affaires, l'Amérique latine soit aujourd'hui le 1er ou le 2e marché au monde », insiste Michel Gandilhon,
 
Le Brésil est le premier marché de la cocaïne en Amérique latine et un des premiers au monde. La consommation intérieure s'y est beaucoup développée notamment dans les États du Sud, les plus riches, souligne Michel Gandilhon. L'Uruguay, pays voisin qui n'est pas stricto sensu dans la zone de Triple frontière, mais qui fait fleuve commun avec ses voisins, est devenu un point d'exportation de la drogue et a aussi connu ces dernières années des problèmes d'insécurité qui ont été au cœur de la dernière campagne électorale. « Ces derniers mois, les polices européennes ont découvert plusieurs tonnes de drogue dans des navires en provenance de Montevideo, cachées dans de la farine de soja ou des sacs de riz. » Soja, fruits, bois... les cargaisons susceptibles d'accueillir la drogue sont nombreuses.
 
La lutte contre le narcotrafic
Les pays frontaliers ont mis en place en 1996 une coordination douanière et policière chargée de lutter contre le crime organisé (accord de Puerto Iguazu) auquel se sont joints les États-Unis en 2002, après les attentats de septembre 2001, au prétexte de la lutte contre le terrorisme international. Mais cette coordination est rapidement apparue comme démunie face aux ressources des organisations criminelles et Washington est allé chasser sur d'autres territoires. Le Mercosur a aussi mis en place des outils de coopération et de surveillance et, en 2018, le Brésil a proposé - sans succès - de mettre sur pied une instance policière conjointe, le Mercopol, inspirée d'Europol.
 
En janvier 2024, Patricia Bullrich, nouvelle ministre de la Sécurité dans le nouveau gouvernement de Javier Milei, s'est rendue dans la Triple frontière pour inaugurer un centre de renseignement et d'analyse sur les activités criminelles. Le renforcement de l'action contre les trafics, mais aussi la lutte contre le terrorisme international sont au cœur des missions de ce centre, a assuré Patricia Bullrich, rapportait Noticias Financieras en janvier 2024. Deux mois plus tard, les médias rapportaient que le président Milei avait signé un accord autorisant une unité d'ingénieurs de l'armée des États-Unis à s'installer sur l'hidrovia Paraná – Paraguay pour une mission « d'échanges de renseignement et de gestion ». Au passage, signalons que les États-Unis reprennent pied militairement en Équateur aussi : le président Noboa a autorisé les troupes de l'US Army à s'implanter sur l'archipel des Galapagos où les États-Unis avaient déjà eu une base, La Roca, démantelée en 1946. Enfin, tout récemment, en février 2025, l'Argentine et le Paraguay ont relancé leur coopération en matière de sécurité en signant la déclaration dite de Clorinda.
 
Selon le chercheur argentin Lucas Paulinovich, les pressions de Washington – et la proximité entre les présidents Trump, Milei et Noboa – ne sont pas étrangères à cette volonté de renforcer la coopération. Michel Gandilhon pointe également la rivalité entre les États-Unis et la Chine : les importants investissements de la Chine dans les ports latino-américains sont source d'inquiétude pour Washington – on se souvient de la crise récente concernant le canal de Panama. Pour le crime organisé chinois, « la cocaïne devient un enjeu très important parce que la Chine est probablement le marché d'avenir pour la cocaïne... la classe émergente chinoise consommait beaucoup de stimulants amphétaminiques produits en Asie du Sud-Est, notamment la méthamphétamine, mais la cocaïne, c'est quand même un produit beaucoup plus “sympathique”, (aussi) on assiste tendanciellement à une forte augmentation des saisies de cocaïne dans les ports chinois. C'est un marché potentiellement énorme pour le crime organisé, pour les triades », nous explique Michel Gandilhon.
 
La Triple frontière et ses multiples réseaux internationaux est un laboratoire pour le crime organisé qui ne cesse d'inventer de nouveaux modes d'action pour développer ses profits. C'est aussi un défi pour les États riverains qui doivent coordonner leur action pour enrayer le trafic d'une part et, sur un plan intérieur, éradiquer la pauvreté et la corruption, assurer l'accès à l'éducation et aux soins... assécher le terreau qui alimente les réseaux narcos.

RFI

Mercredi 25 Juin 2025 - 15:36


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