Sur place, le soleil darde ses rayons et pique affreusement. Cette canicule, pourtant, ne gêne en rien les pêcheurs qui, à cause de la raréfaction du poisson qu’ils attribuent à l’exploitation pétrolière, ont transformé leur lieu de travail en grand-place où tout se discute. Les occupants viennent de différentes zones. Dans cette grande place, des pêcheurs venus de Yoff, Mbour et d’ailleurs sont en campagne. Mais de loin, l’insalubrité ambiante et l’odeur fétide ont pris possession du quai de pêche.
Le Conseil local de pêche artisanale (CLPA), qui sert de cadre de dialogue entre les acteurs de la pêche artisanale, les autorités locales, l’administration des pêches et les autres parties prenantes (ONG, projets, etc.), a pour but de favoriser une gestion participative, durable et équitable des ressources marines. Mais le sujet des déchets pétroliers n’est pas intégré aux discussions des pêcheurs.
Ou si peu. Les boues, les solvants, les eaux de formation ? Jamais expliqués. Jamais montrés.
Khalifa Faye, l’un d’eux, est originaire de Mbour. Il exerce ce métier depuis vingt ans. T-shirt blanc, pantalon gris, la quarantaine, visiblement détendu. Mais sur le sujet, il est aussi surpris que ses collègues. Et pire encore, il est sans information. « Ni l’État, ni l’opérateur en question, Woodside, encore moins les autorités locales n'ont organisé de campagne d’information sur les rejets chimiques », regrette M. Faye, qui va régulièrement en mer.
Selon son confrère du CLPA, les pêcheurs ne sauraient pas reconnaître un déchet pétrolier, même s’ils en croisaient un. « L’an dernier, certains sont revenus avec des boutons sur la peau. Peut-être un lien, peut-être pas. Nous avons également constaté la mort des poulpes. Mais comment savoir sans information ? Moi-même, je ne peux pas l’affirmer. Nous constatons également la mort de certaines espèces.»
Souleymane Thiaw évoque une mer parfois noircie, mais refuse de tirer des conclusions hâtives : « Pendant l’hivernage, la pluie se mélange à l’eau salée, et ça donne cette couleur noire huîtrée. Ce n’est pas forcément lié au pétrole. Mais ce qui est certain, c’est que l’exploitation pétrolière est là. Elle a changé quelque chose. »
Le Sénégal a officiellement sorti son premier baril de pétrole le 11 juin 2024, dans le cadre du projet Sangomar, situé au large du delta du fleuve Saloum. Le projet est opéré par Woodside Energy, en partenariat avec la société nationale sénégalaise PETROSEN. La phase 1 de Sangomar vise une production d’environ 100 000 barils par jour, avec des réserves estimées à environ 630 millions de barils.
Quand on y regarde de près depuis une pirogue, au large de la plage de Djiffer, ce village de pêcheurs coincé entre mangrove et océan, la torche de Sangomar crache sa flamme vive, plantée au sommet de la plateforme exploitée par Woodside. Un signal lumineux autant qu’incompréhensible pour les habitants : premiers exposés, derniers informés.
Autrefois, ils disaient lire la marée dans le silence. Aujourd’hui, ce silence est grignoté par une inquiétude diffuse. La nuit, une lumière orangée danse sur les vagues. Le jour, une chaleur ondulante trouble la ligne d’horizon. Ce halo, les pêcheurs le connaissent. Mais personne ne sait vraiment ce qu’il cache.
« On dirait que les poissons ont fui la zone », glisse Mamadou Diome, originaire de Ndayaan, en campagne dans la zone.
Assis avec ses collègues dans une case en bord de mer, il raconte les sorties de plus en plus longues, les filets vides, l’essence qui coûte cher.
« On est obligés de se rapprocher de la plateforme pour ramener quelque chose. »
Mais s’approcher, c’est désobéir. Officiellement, il est interdit de pêcher à moins de 500 mètres de la plateforme. Officieusement, certains le font. Trop de besoins, pas assez d’options.
« Les poissons sont attirés par la lumière », justifie Souleymane Faye, coordinateur du CLPA. « Alors forcément, les pêcheurs y vont. Tout en ignorant les risques. »
Dans le doute, on subit. Depuis l’exploitation du champ de Sangomar, la mer a avancé brutalement, rongeant les habitations.
« Plus de 60 maisons ont disparu. Regardez, là-bas, ce mur érigé par un marabout, c’est pour essayer de freiner l’eau. Est-ce lié au torchage ? Au changement climatique ? On ne sait pas. Mais on voit », regrette notre guide Souleymane Thiaw.
L’érosion n’est pas la seule inquiétude. À Djiffer, on manque de tout. Pas d’école, pas de poste de santé fonctionnel, pas de dépotoir pour les ordures. L’eau potable ? À neuf kilomètres. « On achète une bouteille de 20 litres à 250 francs CFA depuis Palmarin. Où est la RSE ? », s’indigne le coordinateur du CLPA. Le développement promis tarde à apparaître. La plateforme, elle, brille.
Alors c’est quoi les déchets pétroliers ? Que les habitants ignorent les conséquences (eaux de formation, hydrocarbures, produits chimiques), pourtant rejetés dans l’environnement.
L’une des rares femmes de la zone à en avoir conscience est Ndiémé Ndong, facilitatrice de l’Union locale des femmes du Delta du Saloum. Elle travaille dans cette zone depuis 1998. Elle raconte que c’est en 2014 qu'elle apprend de façon fortuite, qu’une entreprise exploitait du pétrole dans son terroir. « Après ça, plus rien. Et ce n’est qu’en 2023 qu’on revient nous dire que "le travail va commencer". Mais personne ne nous a associées. Pourtant, nous représentons un regroupement de plus d’une centaine de femmes.»
Mais quand il s'agit de parler d’étude d’impact environnemental, elle est sans information. Fort heureusement pour elle « d'autres partenaires nous sensibilisent sur les enjeux de cette exploitation. Et c’est par cette occasion que j’ai eu à participer en 2022 à une mission d’échange au Nigeria, dans le delta du Niger. C’est là-bas que nous avons pris connaissance de la mesure des dégâts causés par l’exploitation pétrolière. De retour au Sénégal, nous avons lancé des actions de sensibilisation dans le Delta du Saloum, avec des images à l’appui pour alerter les populations. »
Pourquoi nous, les femmes, nous nous sommes levées ? Parce que nous voyons notre environnement se dégrader de jour en jour les manguiers meurent, la sécheresse s’accentue, les effets du changement climatique s’aggravent. Nous subissons tout cela..., nous ne voyons aucune retombée économique. Les chiffres, on ne les entend que dans les médias. »
Une pollution invisible mais bien réelle
Pour comprendre ce qui se joue à quelques kilomètres des pirogues, il faut remonter le fil de l’extraction. Fatou Tabane, biologiste au Centre Régional de Recherches en Écotoxicologie et Sécurité Environnementale (CERES-Locustox) et spécialiste en écotoxicologie, enseigne les effets de la pollution pétrolière sur les écosystèmes. Depuis 2017, elle forme chercheurs, pêcheurs et même parlementaires à ces risques méconnus. Voici ce qu’elle dit.
« Une exploitation pétrolière génère différents types de déchets selon le stade d’activité. Lors des forages, ce sont d’abord les déblais (roches extraites) et les boues de forage qui sont les plus problématiques. Les boues à base d’huile sont très performantes mais extrêmement polluantes. Celles à base d’eau sont moins toxiques, mais peu efficaces dans certains sols. Les boues synthétiques, plus coûteuses, sont un compromis. »
Elle indique qu’avant la mise en service, « l’eau utilisée pour les tests hydrostatiques (injection d’eau de mer pressurisée) est elle aussi chargée en produits chimiques. Mais le plus gros volume de déchets liquides vient avec l’exploitation : ce sont les eaux de formation, des eaux anciennes, remontées avec le pétrole, souvent riches en hydrocarbures et métaux lourds. »
Et quand le gaz associé au pétrole ne peut être récupéré, il est brûlé sur place. C’est ce qu’on appelle le torchage. Interdit en principe au Sénégal, il est toléré pour des raisons de sécurité. Mais les fumées dégagées sont loin d’être anodines.
« Ces rejets contiennent des hydrocarbures, des métaux, des polluants persistants, et des résidus de produits chimiques industriels comme des biocides, des inhibiteurs de corrosion ou de tartre. Ils peuvent affecter la colonne d’eau, les sédiments, la faune marine et même l’air. Les impacts : malformations, mortalité accrue, baisse de qualité sanitaire des poissons. »
Selon elle, les risques augmentent avec le temps d’exploitation et la multiplication des projets offshore. Certains effets diminuent à mesure qu’on s’éloigne de la plateforme.
Ni carte, ni manuel de survie
Dans les discussions, une colère sourde revient : on parle souvent du pétrole à Dakar, rarement à Djiffer. Les grandes chaînes nationales évoquent les enjeux environnementaux, mais personne ne vient expliquer ce que sont les boues, les solvants, ou les métaux lourds. Les pêcheurs ne disposent ni d’un manuel ni de signalements visuels. Impossible pour eux de savoir à quoi ressemblent les déchets pétroliers, ni de reconnaître les signes d’une contamination.
Pendant ce temps, le pétrole coule, que la torche gronde et que la mer gagne du terrain à Djiffer, les pêcheurs avancent à l’aveuglette.
Au-delà des impacts visibles sur l’environnement, la mauvaise gestion des déchets pétroliers peut aussi menacer directement la santé humaine et les moyens de subsistance des communautés de pêcheurs comme celle de Djiffer.
« Une contamination des écosystèmes par les substances chimiques présentes dans les effluents peut provoquer des effets toxiques sur les espèces marines, dès lors que les seuils de tolérance sont dépassés », explique Fatou Tabane. Si les concentrations de polluants excèdent la capacité de charge du milieu, les conséquences peuvent être brutales.
Lorsque ce sont des espèces commerciales qui sont affectées (poissons, crustacés), l’impact est immédiat : baisse des captures, perte de revenus. Mais des espèces non commerciales peuvent aussi être touchées : plancton, invertébrés, maillons invisibles mais essentiels à la chaîne alimentaire. Dans ce cas, les effets sont plus lents, mais tout aussi dévastateurs pour les écosystèmes… et pour les pêcheurs.
Autre risque : la contamination organoleptique des poissons exposés aux hydrocarbures. Leur odeur, leur goût ou leur aspect peuvent changer. Et avec eux, leur valeur marchande. « Une perte temporaire, certes, mais pour des familles vivant au jour le jour, c’est un coup dur », rappelle l’écotoxicologue Fatou Tabane.
Dans un contexte offshore comme celui du Sénégal, éloigné des côtes, la voie principale d’exposition pour les populations reste la consommation de produits de la mer contaminés. Un poison lent, invisible, sans alerte, mais qui traverse les filets et remonte dans les assiettes.
Alors, qui gère les déchets pétroliers issus de la plateforme Sangomar ?
Dans nos recherches, nous avons retrouvé une entreprise mauritanienne, société anonyme, Sepeco Industries Sénégal, dont le dirigeant est Cheikh Drahim Benhmeidia. La société, fondée en 2011, a ses locaux à Diamniadio.
Dans le cadre de cet article, PressAfrik s’est déplacé sur les lieux le 21 août 2024. Un certain Yves nous avait accueillis. Après avoir discuté du sujet et proposé un questionnaire, un rendez-vous nous a été donné.
Mais après moult relances, notre interlocuteur n’a pas voulu nous répondre. Ce furent des renvois incessants de son côté, pour ne pas se prononcer sur le sujet. D’ailleurs, dans nos échanges sur WhatsApp, Monsieur Yves a insinué que notre travail visait à charger l’entreprise. « Pourquoi vous faites un article à charge sur notre entreprise ? », nous a-t-il écrit.
Trois mois plus tard, nous avons retenté en appelant sur le fixe de l’entreprise, et là, c’est une dame que nous avons eue. Après une séance d’explications, la coupure fut nette : « Vous savez qu’on peut vous poursuivre en justice parce que là, vous êtes en train de collecter des données sans l’aval de la direction », nous a-t-elle dit au bout du fil avant de nous raccrocher au nez, et ce, malgré nos explications sur le travail journalistique qui nous anime.
Nos tentatives également d’avoir la version de Woodside sont restées vaines. Tout ce qu’on a pu obtenir, c’est un renvoi vers l’étude d’impact environnemental réalisée par l’entreprise.
Mais nous avons appris que la société utilise le torchage, une pratique nocive pour l’environnement. Toutefois, une source qui a souhaité garder l’anonymat nous confie ceci : « Oui, effectivement, nous utilisons le torchage pour extraire le gaz du pétrole. Et on sait que c’est nocif pour l’environnement, mais sachez que c’est le torchage de routine qui l’est. Et ici, à Woodside, le torchage est effectué que par sécurité », se dédouane-t-il.
Le dernier rapport Global Gas Flaring Tracker, sur le torchage du gaz dans le monde, révèle que les volumes mondiaux de torchage du gaz sont passés de 148 milliards de mètres cubes en 2023 à 151 milliards de mètres cubes en 2024. Il s'agit du niveau le plus élevé depuis 2007. L'intensité du torchage, c'est-à-dire la quantité de torchage par baril de pétrole produit, est restée pratiquement inchangée au cours des quinze dernières années.
L'augmentation du torchage du gaz en 2024 souligne la nécessité pour les producteurs de pétrole d'accélérer rapidement leurs efforts pour mettre fin au torchage systématique et minimiser la pollution liée aux opérations pétrolières et gazières. Le Partenariat mondial pour la réduction du torchage et du méthane (GFMR) de la Banque mondiale estime qu'en 2024, le torchage a libéré 389 millions de tonnes d'équivalent CO2, dont une part importante sous forme de méthane imbrûlé.
Que dit l’État du Sénégal sur les risques et les mécanismes de prévention ?
Le ministère de l’Environnement et de la transition écologique du Sénégal, à travers sa Direction de la réglementation environnementale et du contrôle, s’est exprimé sur la gestion des déchets liés au projet Sangomar. Le chef de la Division des évaluations environnementales apporte des éclairages sur les dispositifs en place pour limiter les risques environnementaux.
« Conformément aux articles 20 et 129 de la loi 2023-15 du Code de l’Environnement, le projet a été soumis à une étude d’impact environnemental et social (EIES), qui a abouti à la délivrance d’un certificat de conformité », rappelle le responsable. « L’objectif était de mettre en place un Plan de gestion environnementale et sociale (PGES), document qui organise les mesures de mitigation et fait l’objet d’un suivi régulier par le Comité technique interministériel. »
Pour lui, l’EIES a permis d’identifier les types de déchets générés par le projet et leur mode de traitement. Deux catégories principales sont distinguées :
les déchets dangereux recyclables, comme les huiles usagées, sont pris en charge par des sociétés agréées. Les déchets non recyclables, dits « complexes », sont confiés à la société SEPCO, spécialisée dans le traitement des déchets dangereux et spéciaux.
« Pour l’élimination de certains déchets spécifiques, comme les boues de forage, des entreprises comme SEPCO, SEWA ou SOCOCIM sont également mobilisées », précise-t-il.
Suivi et contrôles réguliers
Des missions de contrôle environnemental sont organisées deux fois par an. « En décembre 2024, une mission en mer a permis d’évaluer l’application des mesures du PGES par l’opérateur Woodside », indique le ministère. Ces missions visent à ajuster les actions si nécessaire et, en cas de difficulté de traitement au niveau national, l’État peut faire appel au Centre régional de la Convention de Bâle pour un transfert sécurisé des déchets.
Sur les émissions atmosphériques, M. Baldé explique que celles-ci sont générées par les opérations de forage (UMFM Ocean BlackRhino), les tests de puits, les navires de soutien et le FPSO. « Le torchage de routine est interdit par les articles 133 et 134 du Code de l’Environnement. Seul le torchage de sécurité est autorisé. »
Selon les rapports de performance de l’opérateur, les émissions restent en deçà des estimations de l’étude d’impact. « Lors de la dernière mission, il a été recommandé à l’opérateur de procéder à une évaluation globale des rejets atmosphériques. Le monitoring du méthane sur le FPSO, par exemple, est effectué par drone. »
A l'en croire chaque année, un rapport de performance environnementale est exigé. En cas de manquement, « des sanctions sont prévues par la loi, allant jusqu’au retrait du certificat de conformité. »
Fana Cissé, journaliste
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