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Triarchie constitutionnelle au Mali : Enjeux et perspectives pour les décideurs (Par Dr Mahamadou KONATÉ)



Un système juridique malmené et une confusion institutionnelle majeure

Au Mali, la notion même de droit semble aujourd’hui vidée de sa substance, détournée, manipulée, au point qu’il devient parfois difficile de distinguer la légalité de l’arbitraire. Une inquiétante inversion des repères s’est installée : ce qui constitue une violation manifeste des normes juridiques est souvent présenté — et accepté — comme un acte conforme à la loi. À l’inverse, ceux qui tentent de défendre les fondements du droit sont parfois perçus comme des fauteurs de trouble ou des opposants au statu quo.
Cette confusion, aussi dramatique soit-elle, n’est pas le fruit du hasard ni une simple dérive accidentelle. Elle est le symptôme d’un effondrement progressif de l’État de droit, conséquence directe d’une crise institutionnelle profonde, d’une gouvernance affaiblie, et d’une instrumentalisation croissante du droit à des fins politiques, militaires ou corporatistes. Dans ce contexte, même certains acteurs judiciaires ou universitaires — censés être les garants du sens et de la rigueur du droit — se sont rendus complices, par opportunisme, silence ou résignation, de cet effritement des normes.

Il est donc urgent de réaffirmer, avec clarté et fermeté, que le droit ne peut être réduit à une simple mécanique adaptable aux caprices du pouvoir ou aux urgences du moment. Il n’est ni une fiction rhétorique ni une parure institutionnelle : le droit est une science sociale rigoureuse, ancrée dans des principes, des règles et des procédures qui assurent la cohésion sociale, la justice et la paix durable. Le mépris de ces fondements expose la société à l’instabilité chronique, à la perte de confiance des citoyens dans les institutions et, in fine, à un retour à la loi du plus fort.

Pour comprendre les racines de cette dégradation, il est indispensable de revenir sur l’évolution récente des institutions maliennes. Le pays traverse une période où les textes se succèdent, se contredisent, se superposent — souvent en dehors de tout cadre constitutionnel clair. Cette dynamique a donné naissance à une situation institutionnelle inédite : une triarchie constitutionnelle.

I. La crise constitutionnelle : de la diarchie à la triarchie, un cauchemar juridique

Avant d’entrer dans les détails des phases successives de cette crise, il est important de rappeler que l’instabilité normative est le reflet d’une gouvernance en déroute où le droit cesse d’être un rempart pour devenir un outil de pouvoir.

1. Le contexte post-18 août 2020 : une période exceptionnelle non cadrée par la Constitution de 1992

Après la révolte populaire du 18 août 2020, la démission du président de la République et la dissolution des institutions ont créé un vide constitutionnel profond. La Constitution malienne du 25 février 1992 ne prévoit pas explicitement de régime transitoire ou de mécanisme d’exception pour ce type de situation, plaçant le pays dans une zone grise juridique.

En pareille circonstance, le recours aux principes généraux de droit, notamment celui de la nécessité, est une pratique reconnue internationalement pour prévenir le désordre institutionnel. Comme le souligne Hans Kelsen dans sa Théorie pure du droit, la validité du droit repose sur des normes fondamentales qui doivent être adaptées dans les périodes de crise pour assurer la continuité de l’État (Kelsen, 1960). Le principe de nécessité, ou necessitasinducitlegem (la nécessité fait loi), permet ainsi de justifier des mesures temporaires exceptionnelles afin de sauvegarder la stabilité.

En 1991, la transition avait été encadrée par un Acte fondamental élaboré collectivement entre militaires et forces révolutionnaires, ce qui avait facilité le retour à un ordre constitutionnel stable.
À l’inverse, en août 2020, le Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) a adopté une posture unilatérale : il a prétendu maintenir la Constitution de 1992 tout en annexant un Acte fondamental incompatible, revendiquant sa primauté sur celle-ci. Cette démarche a engendré un premier désordre juridique majeur, aggravé par le silence complice d’une partie du corps professoral et judiciaire.
Cette première confusion a ouvert la voie à une solution institutionnelle partielle, incarnée par la Charte de la Transition, mais qui a elle-même été révisée et contestée, accentuant la complexité du cadre juridique.

2. La Charte de la Transition : une solution partielle, complexe et mouvante

Adoptée en septembre 2020 à l’issue des concertations nationales, la Charte de la Transition devait clarifier la situation juridique. Toutefois, elle n’a fait que remplacer l’Acte fondamental tout en s’appuyant sur la Constitution de 1992 sans résoudre la contradiction fondamentale entre les deux normes. Le pays s’est donc retrouvé dans une situation de diarchie constitutionnelle, où coexistent deux ordres juridiques concurrents.

Depuis son adoption, la Charte a connu plusieurs révisions, notamment en 2022 et plus récemment en 2025, dans un contexte marqué par des pressions internes et internationales pour accélérer la transition vers un régime stable. Ces révisions ont visé à renforcer certains mécanismes de gouvernance et à ouvrir la participation politique, sans pour autant lever les ambiguïtés fondamentales liées à la coexistence des textes.

Cette dualité juridique persiste malgré les tentatives de la Cour Suprême, qui dans un avis consultatif de juillet 2021, a reconnu implicitement la suprématie de la Constitution de 1992 en en indiquant le visa. Cependant, elle a manqué à son devoir d’exiger une harmonisation claire entre la Charte et la Constitution, privant ainsi la justice malienne d’un cadre clair et responsable.

Dans ce contexte fragile, le putsch de mai 2021 a non seulement aggravé la crise, mais aussi révélé l’absence de véritables gardiens du droit, plongeant le pays dans une triarchie constitutionnelle.

3. Le coup d’État du 24 mai 2021 : l’avènement de la force au détriment du droit

Le coup d’État du 24 mai 2021 a constitué un moment charnière dans l’évolution institutionnelle récente du Mali. Plutôt que de rompre ouvertement avec les cadres juridiques existants (constitutionnels), les nouvelles autorités ont choisi de s’appuyer sur certaines institutions en place — notamment la Cour constitutionnelle — pour asseoir leur légitimité. Cette approche a engendré une forme de paradoxe : l’usage d’outils constitutionnels pour légitimer une prise de pouvoir non prévue par la Constitution.
Cette situation a révélé une tension croissante entre le droit et la réalité politique. Le recours aux institutions judiciaires pour valider les changements opérés a suscité de nombreuses interrogations sur leur indépendance et leur rôle dans la protection de l’ordre constitutionnel. Certains magistrats, confrontés à une pression institutionnelle forte, n’ont pas toujours pu — ou su — affirmer avec clarté les principes d’indépendance et de légalité qui fondent leur mission. Cette attitude a pu donner le sentiment d’un glissement progressif vers une utilisation stratégique du droit à des fins de consolidation politique.
Ce phénomène, bien que préoccupant, n’est pas propre au Mali. Il s’inscrit dans une dynamique plus large observée dans divers contextes, où les institutions judiciaires sont parfois sollicitées pour accompagner des transitions politiques complexes, au risque d’affaiblir leur fonction de régulation impartiale. Georges VEDEL (1982)parlait, dans ce contexte, d’«effondrement du droit face à la puissance politique », pour désigner ce moment où les juridictions cessent d’être un contre-pouvoir effectif.

Plus qu’un simple événement politique, le coup d’État de mai 2021 invite à une réflexion approfondie sur le rôle des institutions judiciaires dans les périodes de crise. Leur crédibilité et leur autonomie sont des piliers essentiels pour garantir la continuité de l’État de droit, même dans les contextes les plus instables.

II. La triarchie constitutionnelle actuelle : un cas unique au monde, un véritable cauchemar pour la gouvernance

À présent, il est nécessaire d’examiner la situation juridique actuelle, caractérisée par la coexistence simultanée de trois textes fondamentaux, qui brouille complètement la lisibilité et la cohérence du système.

1. La promulgation de la Constitution de 2023 : apparition d’une triarchie
La promulgation d’une nouvelle Constitution le 22 juillet 2023, marquant officiellement la naissance de la 4e République, aurait dû marquer un tournant. Or, loin d’établir un ordre juridique clair, la nouvelle Constitution a maintenu en vigueur :
  • La Constitution de 1992,
  • La Charte de la Transition (dans sa version révisée la plus récente de 2025),
  • La nouvelle Constitution de 2023 elle-même.
Les dispositions transitoires précisent que les institutions issues des deux précédents textes continuent de fonctionner, y compris le Conseil économique, culturel et social, la Cour Suprême, la Cour constitutionnelle, ainsi que les organes issus de la Charte. Cette dichotomie institutionnelle engendre une triarchie constitutionnelle sans précédent dans le monde, caractérisée par une superposition normative confuse et contradictoire.

Cette complexité extrême pose un défi majeur à la gestion quotidienne de l’État et à la stabilité politique, fragilisant les fondements mêmes de la gouvernance au Mali.

2. Les conséquences de la triarchie sur la gouvernance et la stabilité

La coexistence simultanée de trois cadres normatifs — résultant de textes concurrents et d’une pratique institutionnelle confuse — engendre une incertitude juridique profonde, qui pèse lourdement sur la gouvernance. Cette triarchie non assumée crée un flou normatif qui fragilise la prise de décision et brouille les repères institutionnels.

Les effets de cette situation sont multiples. Elle alimente d’abord une insécurité juridique persistante, qui freine l’action publique : des autorités hésitent à trancher ou à agir, de peur de contrevenir à une norme concurrente ou d’ouvrir la voie à des contestations. Cela nuit à la continuité de l’État et à l’efficacité des politiques publiques.

Ensuite, cette instabilité normative ouvre la voie à des atteintes répétées aux droits et libertés fondamentales, garanties par les constitutions en vigueur. L’absence de cadre juridique clair rend difficile le contrôle des excès du pouvoir, et affaiblit les mécanismes de recours et de protection dont disposent les citoyens.

Enfin, ce climat d’incertitude favorise l’arbitraire et les dérives autoritaires. Lorsque le droit devient incertain, ce sont les rapports de force, et non les règles, qui tranchent. Les principes d’impartialité, de prévisibilité et de transparence s’effacent au profit de décisions opportunistes ou discrétionnaires.
Ces conséquences sont particulièrement préoccupantes dans un contexte déjà marqué par une fragilité sociale profonde. L’absence de lisibilité juridique fragilise encore davantage la confiance des citoyens envers les institutions, tout en suscitant la méfiance des partenaires internationaux, qui attendent un cadre stable et fiable pour engager leur coopération.

III. Enjeux pour les décideurs : une situation dangereuse à corriger d’urgence
Pour envisager une sortie durable de cette crise, il est crucial que les décideurs prennent conscience de l’ampleur des risques encourus et des responsabilités qui leur incombent. Le maintien de l’ambiguïté juridique actuelle ne constitue pas une solution de compromis : il aggrave la défiance, affaiblit les institutions et expose le pays à une instabilité prolongée.

1. Impact sur la stabilité et la sécurité juridique

La fragmentation du cadre juridique constitue une menace directe à la stabilité politique, sociale et économique. Lorsque les textes sont ambigus, contradictoires ou concurrents, le droit cesse d’être un instrument de régulation et devient un facteur d’incertitude. Cette insécurité juridique empêche les acteurs institutionnels de prendre des décisions claires, freine les investissements, et rend les mécanismes de responsabilité particulièrement difficiles à mettre en œuvre.

La clarté normative, la hiérarchie des normes et la prévisibilité du droit sont des conditions fondamentales de la confiance, qu’elle soit citoyenne, institutionnelle ou économique. Sans elles, la légitimité de l’État se fragilise, et les citoyens se tournent vers d’autres formes d’autorité — parfois informelles ou communautaires — pour résoudre leurs conflits, au détriment du cadre républicain.
Dans un contexte marqué par des défis sécuritaires et sociaux majeurs, la consolidation de l’État de droit n’est donc pas un luxe, mais une condition préalable à toute forme de stabilité durable.

2. Le rôle central des magistrats et des professeurs de droit

Dans cette période d’incertitude, le rôle des magistrats, des juristes et des professeurs de droit devient d’autant plus crucial. Leur mission dépasse la simple application des normes : elle implique une vigilance constante face aux dérives du pouvoir, une capacité à interpréter le droit avec rigueur, et un devoir éthique d’indépendance.

Les magistrats, en particulier, doivent réaffirmer leur rôle de garants de la Constitution et des libertés fondamentales. Cela suppose de résister aux pressions, d’assumer pleinement leur fonction de contre-pouvoir et de replacer la norme juridique au-dessus des intérêts conjoncturels.

Les professeurs de droit, quant à eux, ont un rôle intellectuel et civique tout aussi déterminant. Par leurs analyses, leurs enseignements et leurs prises de parole, ils peuvent contribuer à restaurer une culture juridique fondée sur le respect des principes constitutionnels, la pédagogie du droit et l’exigence de cohérence normative.

Comme l’a souligné Hans KELSEN (1960), un ordre juridique ne peut fonctionner que si ses institutions garantissent la primauté de la norme fondamentale — surtout en temps de crise, lorsque les tentations de l’exception et de l’arbitraire se font plus pressantes. Cela implique, pour chaque acteur du système juridique, une conscience aiguë de sa responsabilité dans la préservation de l’ordre constitutionnel.

3. Recommandations pour sortir de l’impasse
Les décideurs doivent :
  • suspendre les textes contradictoires en attendant l’adoption d’un cadre unique ;
  • mettre en place une conférence nationale inclusive réunissant toutes les forces vives de la nation ;
  • renforcer l’indépendance de la justice et encourager une culture juridique respectueuse des principes fondamentaux ;
  • promouvoir la transparence et la participation citoyenne dans l’élaboration des textes.

Conclusion : Restaurer l’État de droit pour garantir l’avenir du Mali

Le Mali traverse aujourd’hui une crise institutionnelle sans précédent, marquée par l’émergence d’une triarchie constitutionnelle inédite, dont les effets se font sentir à tous les niveaux de la vie publique. Cette situation brouille les repères normatifs, expose les droits humains des citoyens, affaiblit l’autorité de l’État, et engendre une instabilité qui menace non seulement la gouvernance démocratique, mais également la paix sociale, la sécurité nationale et le développement économique.

Face à cette réalité, il devient impératif d’engager une refondation juridique et institutionnelle. Cela ne signifie pas nécessairement une rupture totale, mais une réaffirmation claire des fondements de l’État de droit : la hiérarchie des normes encore balbutiante (malgré la toute dernière révision problématique de la Charte de la Transition), la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et la prévisibilité du droit. Le respect du cadre juridique ne peut être perçu comme un luxe ou une formalité. Il constitue la pierre angulaire de toute société stable, juste et prospère.

La sortie de crise exige un sursaut collectif. Les responsables politiques doivent faire preuve de volonté et de lucidité pour rétablir l’unité du système juridique, en clarifiant les textes fondamentaux et en assurant leur mise en œuvre effective. Les acteurs judiciaires et universitaires ont, eux aussi, un rôle essentiel à jouer : en contribuant à restaurer une culture juridique fondée sur la rigueur, la cohérence et l’éthique, ils peuvent participer à reconstruire la confiance des citoyens envers les institutions.

Il est temps de dépasser la logique de coexistence concurrente des normes, qui entretient l’ambiguïté et favorise l’arbitraire. Le Mali a besoin d’un droit unifié, intelligible et respecté par tous. C’est à cette condition que l’État pourra retrouver toute sa légitimité et que les citoyens pourront se projeter, avec confiance, dans un avenir commun.

Restaurer l’État de droit, ce n’est pas simplement restaurer des textes : c’est reconstruire un pacte fondamental entre les institutions et le peuple. C’est redonner au droit sa fonction première — celle de protéger, d’équilibrer, de pacifier — dans un pays qui a besoin, plus que jamais, de stabilité et d’espoir.
 
                                                                              Références
                                                    Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1960.
                                                      Georges Vedel, Le droit et la puissance, 1982



   Par Dr Mahamadou KONATÉ
   Centre Kurukanfuga-BGCP & BEC-DK
    Membre de l’Association malienne du droit constitutionnel                                                 Bec.dk2019@gmail.com
             Juin 2025

 

Dr Mahamadou KONATÉ

Mercredi 15 Octobre 2025 - 14:20


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