Les 25 et 26 décembre 1945, le gouvernement provisoire français déclarait, auprès d’un Fonds monétaire international (FMI) naissant, le franc CFA, le franc des colonies françaises d’Afrique. Cette nouvelle unité de compte devait circuler dans l’empire français en Afrique au sud du Sahara, y compris Madagascar et la Réunion.
À la différence de l’Angleterre, la France d’après-guerre choisit de donner une valeur externe forte aux monnaies de ses colonies : à sa naissance, 1 franc CFA s’échangeait contre 1,70 franc métropolitain. En 1948, il fallait deux francs métropolitains pour obtenir un franc CFA. Une monnaie « forte » de ce type agit comme une subvention aux importations et comme une taxe sur les exportations.
Durant la guerre, les relations commerciales s’étaient distendues entre la métropole et ses colonies africaines. L’économie française, exsangue et peu compétitive, avait besoin d’un tel arrangement monétaire pour reconquérir ses parts de marché et bénéficier de débouchés captifs. Le franc CFA avait ainsi été créé en vue de faire participer les colonies à la reconstruction économique de la métropole et, aussi, de permettre à celle-ci d’avoir plus de marge de manœuvre dans un monde dominé par l’hégémonie du dollar américain. Avec la zone franc, la France a la possibilité d’acheter à crédit ses importations en provenance de son empire, sans débourser de dollar, et d’utiliser à son propre compte les recettes d’exportation en dollar de ses colonies. Ce « privilège exorbitant » a contribué à soutenir le cours d’un franc qui a fait l’objet de dix dévaluations entre 1948 et 1986.
À partir des années 1960, avec le processus de décolonisation, les zones monétaires coloniales sur le continent ont été progressivement démantelées. Seule la zone franc a survécu dans la rigueur de sa colonialité. Cooptation des élites, répression des dirigeants dissidents, sanctions diverses, intimidation, chantage et assassinats : tels sont les « procédés idylliques » auxquels Paris a eu recours en vue de maintenir l’anomalie historique et l’incongruité morale que le franc CFA est devenu au fil des décennies.
Une monnaie coloniale et un frein au développement
Huit décennies après la création du franc CFA, il n’y a pas eu de changement institutionnel notable à part le déplacement à Yaoundé et à Dakar des sièges de la BEAC et de la BCEAO et la substitution de l’euro au franc comme monnaie d’ancrage. Les principes de gestion, les fondements et l’orientation économique originels restent de mise. La prétendue réforme du franc CFA d’Afrique de l’Ouest par Macron et Ouattara en 2019-2020 est un tour de passe-passe qui n’a jamais trompé les analystes vigilants : la tutelle légale du Trésor français, la liberté de transfert et la parité fixe – et donc l’obligation d’accumuler des réserves de change en euro souvent investies dans des titres de dette souveraine européenne – n’ont pas disparu.
Certains irréductibles continuent de claironner que les « réserves de change » des pays CFA ouest-africains ont été « rapatriées » par le Trésor français sans jamais indiquer comment des écritures comptables pourraient jamais être « rapatriées » où que ce soit. Les dépôts en euro ne peuvent jamais « quitter » le système bancaire (européen) qui les a émis ! Il en est ainsi de toute devise. On aurait pu s’attendre à un débat sur la restitution des réserves d’or monétaire des pays CFA ouest-africains détenues par la Banque de France. Mais ici c’est motus et bouche cousue. Devant l’affirmation mensongère selon laquelle le franc CFA serait devenu une monnaie africaine, il suffit de rappeler les sanctions financières illégales dont certains dirigeants dissidents ont été victimes de la part d’un couple BCEAO-UMOA aux ordres du Trésor français : la Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo ; le Mali d’Assimi Goïta ; le Niger d’Abdourahamane Tiani. Sous les auspices français, ces trois pays ont vu leur gouvernement être illégalement interdit d’accès à ses propres comptes auprès de la BCEAO et du système financier interne.
En d’autres termes, huit décennies plus tard, les deux banques centrales émettant le franc CFA n’ont pas encore été en mesure de mettre en œuvre une politique monétaire indépendamment de la supervision technique et légale de l’ex-métropole. Alors que les Seychelles, avec 121 mille habitants, peuvent gérer eux-mêmes une monnaie nationale en changes flottants sans besoin d’une tutelle externe, les pays de la zone franc africaine, avec plus de 220 millions d’habitants, se comportent encore en 2025 comme s’ils ne disposaient pas de banquiers, de financiers et d’économistes capables de gérer une monnaie en toute souveraineté.
Malgré huit décennies de « coopération monétaire », la France n’a toujours pas appris à ses anciennes colonies comment fabriquer billets de banque et pièces de monnaie. Une « coopération » bien commode au plan financier quand on sait que l’impression des francs CFA constitue un marché important pour la Banque de France : plus de la moitié de son « plan de charges » selon un économiste de ladite institution.
Huit décennies plus tard, aucun des objectifs habituels de l’intégration monétaire n’a été atteint côté africain. Le commerce intra-zone est faible, ridiculement faible en Afrique centrale notamment (1,5 % en moyenne du commerce extérieur total de 1995 à 2021). Les taux de bancarisation, au sens strict, sont parmi les plus faibles sur le continent et au monde. Il y a eu très peu de transformation structurelle. La plupart des pays sont toujours classés parmi les « Pays les Moins Avancés ». Lorsqu’ils n’appartiennent pas à cette catégorie, ils ont un niveau de PIB réel par habitant inférieur à leur meilleur niveau acquis des décennies plus tôt.
La Côte d’Ivoire, pays de la zone franc le plus grand par la taille économique, avait en 2024, selon les données de la Banque mondiale, un PIB réel par habitant inférieur de 21,6 % à son meilleur niveau obtenu en 1978. Autrement dit, la Côte d’Ivoire, actuellement, est à l’image d’un élève qui, après avoir atteint la classe de terminale, a été rétrogradé à la maternelle. Et, depuis lors, cet élève est évalué sur la base de ses résultats sur le parcours entre la maternelle et la terminale pendant que ses pairs, ses « promotionnaires » d’antan, sont déjà dans la vie active depuis des décennies. Telle est la nature des taux de croissance apparemment flatteurs de l’UMOA depuis 2010.
Au regard de l’échec du système CFA dans tous les domaines qui comptent, l’ultime ligne de défense de ses partisans, au-delà des élucubrations sur l’hyperinflation, est le pseudo-argument selon lequel il apporterait la « stabilité monétaire ».
Du mythe de la « stabilité monétaire »
Les pays CFA ont des taux d’inflation de loin inférieurs au reste du continent. Mais leurs autorités monétaires n’ont nul mérite pour cela. Cet état de fait est la conséquence quasi mécanique de l’arrimage du franc CFA à l’euro. Le Cap-Vert, dont la monnaie est également liée à l’euro selon une parité fixe, a obtenu sur la période 2010-2022 un taux d’inflation inférieur à tous les pays CFA sauf le Bénin et le Niger. Autrement dit, les pays qui ont choisi de fixer leur monnaie à l’euro tendent à importer les taux d’inflation de la zone euro.
Prenons le cas du Sénégal. Entre 1996 et 2019, le Sénégal a obtenu en moyenne annuelle un taux d’inflation du même ordre de grandeur que la France et l’Allemagne. Maintenant, quelle crédibilité y a-t-il pour un pays classé parmi les « moins avancés » comme le Sénégal de se vanter d’avoir enregistré sur la même période des taux d’inflation inférieurs à ceux des plus grandes économies voire des plus dynamiques comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Inde, le Brésil, la Corée du Sud, le Botswana, etc. ? Alors que dans tous ces pays, l’inflation est contenue via des politiques destinées à augmenter les capacités productives, dans les pays CFA, la lutte contre l’inflation consiste à limiter les financements à l’économie et à maintenir des taux de chômage et de sous-emploi élevés. Ici, on limite la hausse générale des prix par l’accroissement de l’offre, là on le fait en privant la majorité d’opportunités de travail productif et en maintenant un taux de change surévalué.
Les partisans de la « stabilité monétaire » discutent rarement pourquoi le franc CFA devrait être arrimé à l’euro. La même « stabilité monétaire » pourrait être obtenue par exemple via un arrimage au dollar américain qui demeure encore la monnaie du commerce et de la finance à l’échelle globale. Certains diront que cet arrimage à l’euro se justifie parce que l’Europe serait notre principale partenaire commerciale. Mais cette réponse est incorrecte. L’Europe peut être scindée en deux : la zone euro et les pays hors de cette zone. Le poids de la zone euro dans le commerce extérieur de l’UMOA n’a cessé de décliner. En 2024, selon la BCEAO, cette zone représentait 20,5 % des exportations de l’UMOA (avec les Pays-Bas comme principal acheteur, 7,4 %, largement devant la France, 2,8 %) et 22,2 % de ses importations (avec la France comme principal fournisseur européen, 7,9 %). Les mêmes tendances peuvent être notées dans le cas du Sénégal : en 2024, la zone euro constituait 24,8 % de ses importations et 19,7 % de ses exportations.
Pourquoi donc fixer le franc CFA à l’euro alors que près de 80 % des transactions commerciales extérieures ne concernent pas la zone euro (et ne sont vraisemblablement pas facturées en euro) ? Pourquoi les pays pétroliers de la zone franc sont les seuls au monde à avoir fixé leur monnaie à l’euro ? La réponse, et la seule pertinente, à ces deux questions est la suivante : c’est la condition pour bénéficier de la « garantie » française qui n’existe que de nom.
En tout état de cause, l’arrimage du franc CFA à l’euro condamne les pays CFA à un grand écart monétaire permanent. Aucune conjoncture économique ne peut faire leur affaire. Quand l’euro s’apprécie (devient plus cher) vis-à-vis du dollar, les pays CFA perdent en compétitivité à l’exportation tandis que les importations en dollar deviennent meilleur marché. Supposons que des exportateurs de coton vendent une production d’une valeur de 100 dollars au taux de 1 euro = 1 dollar. Ils recevront environ 66 000 francs CFA.
Par contre, si un euro s’échange contre deux dollars, la même somme de 100 dollars ne vaudra plus que 33 000 francs CFA. Les exportateurs auront perdu la moitié de leurs revenus en francs CFA simplement parce que le franc CFA est fixé à l’euro. À l’inverse, une dépréciation de l’euro (devient moins cher en termes de dollar) n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. D’un côté, la compétitivité-prix des exportations augmente. De l’autre, la facture des importations (essentiellement en dollar) et la charge en franc CFA de la dette en dollar tendent à augmenter.
Contre la rhétorique malhonnête de la « stabilité monétaire », force est de constater que les fluctuations de la parité euro-dollar sont quotidiennes et ont donc un impact permanent sur l’économie des pays CFA. Or, si l’on en croit Robert Wade, économiste dont les travaux sur l’État développementiste font référence, le taux de change est « le prix le plus important qu’un gouvernement doit contrôler pour que la politique industrielle soit efficace ».
Tout ceci permet de constater l’absurdité du point de vue selon lequel la réforme monétaire ne sera primordiale que le jour où les pays CFA deviendront industrialisés ou auront des déficits extérieurs moins importants. Comment une monnaie coloniale paramétrée pour la consommation et l’importation pourrait-elle jamais favoriser la transformation industrielle ? Ce type de raisonnement est similaire à celui d’une personne, profondément ensevelie dans la décharge d’ordures, et qui se résout à en émerger le jour où elle sera propre !
Les coûts réels du maintien du taux de change fixe
S’il faut juste fixer sa monnaie à l’euro ou au dollar pour importer des taux d’inflation faibles, pourquoi les pays non CFA ne le font-ils pas ? La réponse est que le maintien d’une parité fixe implique souvent des coûts réels – un important manque à gagner.
Depuis 1960, les pays CFA ouest-africains, individuellement à l’exception de la Côte d’Ivoire et pris ensemble, ont cumulé des déficits extérieurs – de la balance commerciale et, plus généralement, du compte courant, notamment du fait d’une surévaluation du taux de change et de l’absence de financements adéquats. En d’autres termes, ces pays « perdent » continuellement des devises quand ils échangent avec le reste du monde alors que le maintien d’un taux de change fixe suppose l’accumulation de réserves officielles de changes suffisantes. La question est : comment peut-on concilier des déficits extérieurs et un taux de change fixe sur plus de six décennies ? Dans la plupart des pays du Sud, des déficits extérieurs prolongés, en entraînant la baisse des réserves de change, impliquent des dévaluations ou dépréciations fréquentes de leur monnaie.
Dans le cas du système CFA, l’endettement chronique en monnaies étrangères est la méthode d’accumulation de réserves de change et donc de défense de la parité fixe : avant de créer du (des financements en) franc CFA, la banque centrale doit d’abord demander aux pays membres de s’endetter en devises fortes. Le volume de réserves de change disponibles, et obtenues à travers l’émission de dettes en devises fortes, détermine le volume de financements potentiel. Autrement dit, pour que le financement de l’économie augmente, il faut que l’endettement en monnaie étrangère augmente également ! Mais ceci est insoutenable sur le moyen et long termes. Les pays du Sud peuvent être en proie à des crises de dette souveraine pour différentes raisons. Dans le cas du système CFA, les crises d’endettement périodiques sont une nécessité fonctionnelle. Impossible d’y échapper. Elles se manifestent par les arriérés vis-à-vis du secteur privé domestique, les obligations sociales non respectées vis-à-vis des retraités, étudiants et autres couches sociales et, de manière éloquente, par l’abonnement aux services du FMI. De 1960 à 2023, les 14 actuels pays CFA ont reçu 200 prêts du FMI, soit le tiers du total des prêts au continent. Avec respectivement 22 et 19 prêts, le Sénégal et la Côte d’Ivoire font partie des clients africains les plus assidus du FMI.
Comme la croissance économique dans les pays CFA est tributaire du renforcement de la dépendance financière, on peut dire qu’ils « empruntent » littéralement leur taux de croissance économique. Tôt ou tard, il faudra rembourser cette croissance « à crédit », soit sous la forme de l’exportation d’une part grandissante de leur surplus économique (augmentation du service de la dette, des profits et dividendes rapatriés, etc.), soit sous celle de politiques d’austérité aussi désastreuses qu’antipopulaires. C’est le scénario qui se profile sous nos yeux. Les discussions sur la « dette cachée » au Sénégal ne sont que l’arbre qui cache la forêt de la détresse financière des pays de l’UMOA. Le service de la dette publique extérieure des huit pays de l’UMOA a été de 32,8 milliards de dollars entre 2012 et 2023 contre au moins 47,8 milliards de dollars attendus sur la seule période 2024-2028.
Cet endettement massif a été notamment alimenté par l’émission d’obligations en monnaies étrangères – les eurobonds – obtenus souvent à des taux supérieurs à 5 % et dont une part essentielle était redéposée auprès du Trésor français qui les rémunérait à des taux inférieurs à 1 %. Un exemple qui permet de comprendre pourquoi la France, malgré les critiques et son image dégradée sur le continent, n’a jamais songé à se retirer d’elle-même d’un système où ce sont les pays africains qui subventionnent leur propre exploitation économique et financière.
Conclusion
Huit décennies plus tard, les dirigeants des pays CFA continuent de se faire des illusions sur le franc CFA et de refuser de prendre leurs responsabilités. Le caractère chimérique de l’Eco-CEDEAO devient de plus en plus manifeste pour ceux qui en doutaient, avec le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO, et l’alignement du Nigéria, sous Tinubu, sur la Françafrique.
Avoir sa propre monnaie n’est certainement pas gage de réussite économique. Cependant, ne pas disposer de cet instrument macroéconomique au niveau national, c’est se priver de la possibilité d’avoir une politique d’autonomie financière, une politique de crédit, une politique industrielle ainsi que des politiques ambitieuses de protection sociale et d’emploi.
Comme la vérité sonne blanche, ou non africaine, malgré les mises en garde du professeur Cheikh Anta Diop en son temps, il nous plaît de citer ici un ex-économiste en chef de la Banque mondiale :
« En ce qui concerne le CFA, je suis malheureusement tenu au secret. Le franc CFA est un système de parité fixe que la France a mis en place avec ses anciennes colonies d'Afrique occidentale et centrale. Malgré le passage de la France du franc à l'euro, le système de parité, désormais par rapport à l'euro, perdure, ce qui confère à la Banque centrale européenne un pouvoir considérable sur ces économies d'Afrique occidentale.
Le taux de change fixe réduit le risque de change, mais handicape cette région en termes de commerce et de capacité d'exportation. Cependant, ce sujet est considéré comme tabou en Afrique de l'Ouest, car il pourrait donner des idées à des pays comme le Sénégal, qui pourraient vouloir s'affranchir du taux de change fixe. Avant de partir en mission en Afrique de l'Ouest, mes collègues plus expérimentés à Washington et le service de communication m'ont conseillé de ne jamais aborder ce sujet en Afrique.
Pour moi, cela ressemble à du colonialisme : ne semez même pas d'idées dans l'esprit des colonisés. J'ai enfreint cette consigne et j'ai abordé le sujet dans mes conversations avec les ministres et les banquiers centraux. Cependant, et je l'ai regretté par la suite, je n'ai pas abordé ce sujet en présence des médias, car je ne voulais pas recevoir d'appel téléphonique de Washington. » (Kaushik Basu, Policymakers’ Journal, 2021).
Ndongo Samba Sylla
À la différence de l’Angleterre, la France d’après-guerre choisit de donner une valeur externe forte aux monnaies de ses colonies : à sa naissance, 1 franc CFA s’échangeait contre 1,70 franc métropolitain. En 1948, il fallait deux francs métropolitains pour obtenir un franc CFA. Une monnaie « forte » de ce type agit comme une subvention aux importations et comme une taxe sur les exportations.
Durant la guerre, les relations commerciales s’étaient distendues entre la métropole et ses colonies africaines. L’économie française, exsangue et peu compétitive, avait besoin d’un tel arrangement monétaire pour reconquérir ses parts de marché et bénéficier de débouchés captifs. Le franc CFA avait ainsi été créé en vue de faire participer les colonies à la reconstruction économique de la métropole et, aussi, de permettre à celle-ci d’avoir plus de marge de manœuvre dans un monde dominé par l’hégémonie du dollar américain. Avec la zone franc, la France a la possibilité d’acheter à crédit ses importations en provenance de son empire, sans débourser de dollar, et d’utiliser à son propre compte les recettes d’exportation en dollar de ses colonies. Ce « privilège exorbitant » a contribué à soutenir le cours d’un franc qui a fait l’objet de dix dévaluations entre 1948 et 1986.
À partir des années 1960, avec le processus de décolonisation, les zones monétaires coloniales sur le continent ont été progressivement démantelées. Seule la zone franc a survécu dans la rigueur de sa colonialité. Cooptation des élites, répression des dirigeants dissidents, sanctions diverses, intimidation, chantage et assassinats : tels sont les « procédés idylliques » auxquels Paris a eu recours en vue de maintenir l’anomalie historique et l’incongruité morale que le franc CFA est devenu au fil des décennies.
Une monnaie coloniale et un frein au développement
Huit décennies après la création du franc CFA, il n’y a pas eu de changement institutionnel notable à part le déplacement à Yaoundé et à Dakar des sièges de la BEAC et de la BCEAO et la substitution de l’euro au franc comme monnaie d’ancrage. Les principes de gestion, les fondements et l’orientation économique originels restent de mise. La prétendue réforme du franc CFA d’Afrique de l’Ouest par Macron et Ouattara en 2019-2020 est un tour de passe-passe qui n’a jamais trompé les analystes vigilants : la tutelle légale du Trésor français, la liberté de transfert et la parité fixe – et donc l’obligation d’accumuler des réserves de change en euro souvent investies dans des titres de dette souveraine européenne – n’ont pas disparu.
Certains irréductibles continuent de claironner que les « réserves de change » des pays CFA ouest-africains ont été « rapatriées » par le Trésor français sans jamais indiquer comment des écritures comptables pourraient jamais être « rapatriées » où que ce soit. Les dépôts en euro ne peuvent jamais « quitter » le système bancaire (européen) qui les a émis ! Il en est ainsi de toute devise. On aurait pu s’attendre à un débat sur la restitution des réserves d’or monétaire des pays CFA ouest-africains détenues par la Banque de France. Mais ici c’est motus et bouche cousue. Devant l’affirmation mensongère selon laquelle le franc CFA serait devenu une monnaie africaine, il suffit de rappeler les sanctions financières illégales dont certains dirigeants dissidents ont été victimes de la part d’un couple BCEAO-UMOA aux ordres du Trésor français : la Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo ; le Mali d’Assimi Goïta ; le Niger d’Abdourahamane Tiani. Sous les auspices français, ces trois pays ont vu leur gouvernement être illégalement interdit d’accès à ses propres comptes auprès de la BCEAO et du système financier interne.
En d’autres termes, huit décennies plus tard, les deux banques centrales émettant le franc CFA n’ont pas encore été en mesure de mettre en œuvre une politique monétaire indépendamment de la supervision technique et légale de l’ex-métropole. Alors que les Seychelles, avec 121 mille habitants, peuvent gérer eux-mêmes une monnaie nationale en changes flottants sans besoin d’une tutelle externe, les pays de la zone franc africaine, avec plus de 220 millions d’habitants, se comportent encore en 2025 comme s’ils ne disposaient pas de banquiers, de financiers et d’économistes capables de gérer une monnaie en toute souveraineté.
Malgré huit décennies de « coopération monétaire », la France n’a toujours pas appris à ses anciennes colonies comment fabriquer billets de banque et pièces de monnaie. Une « coopération » bien commode au plan financier quand on sait que l’impression des francs CFA constitue un marché important pour la Banque de France : plus de la moitié de son « plan de charges » selon un économiste de ladite institution.
Huit décennies plus tard, aucun des objectifs habituels de l’intégration monétaire n’a été atteint côté africain. Le commerce intra-zone est faible, ridiculement faible en Afrique centrale notamment (1,5 % en moyenne du commerce extérieur total de 1995 à 2021). Les taux de bancarisation, au sens strict, sont parmi les plus faibles sur le continent et au monde. Il y a eu très peu de transformation structurelle. La plupart des pays sont toujours classés parmi les « Pays les Moins Avancés ». Lorsqu’ils n’appartiennent pas à cette catégorie, ils ont un niveau de PIB réel par habitant inférieur à leur meilleur niveau acquis des décennies plus tôt.
La Côte d’Ivoire, pays de la zone franc le plus grand par la taille économique, avait en 2024, selon les données de la Banque mondiale, un PIB réel par habitant inférieur de 21,6 % à son meilleur niveau obtenu en 1978. Autrement dit, la Côte d’Ivoire, actuellement, est à l’image d’un élève qui, après avoir atteint la classe de terminale, a été rétrogradé à la maternelle. Et, depuis lors, cet élève est évalué sur la base de ses résultats sur le parcours entre la maternelle et la terminale pendant que ses pairs, ses « promotionnaires » d’antan, sont déjà dans la vie active depuis des décennies. Telle est la nature des taux de croissance apparemment flatteurs de l’UMOA depuis 2010.
Au regard de l’échec du système CFA dans tous les domaines qui comptent, l’ultime ligne de défense de ses partisans, au-delà des élucubrations sur l’hyperinflation, est le pseudo-argument selon lequel il apporterait la « stabilité monétaire ».
Du mythe de la « stabilité monétaire »
Les pays CFA ont des taux d’inflation de loin inférieurs au reste du continent. Mais leurs autorités monétaires n’ont nul mérite pour cela. Cet état de fait est la conséquence quasi mécanique de l’arrimage du franc CFA à l’euro. Le Cap-Vert, dont la monnaie est également liée à l’euro selon une parité fixe, a obtenu sur la période 2010-2022 un taux d’inflation inférieur à tous les pays CFA sauf le Bénin et le Niger. Autrement dit, les pays qui ont choisi de fixer leur monnaie à l’euro tendent à importer les taux d’inflation de la zone euro.
Prenons le cas du Sénégal. Entre 1996 et 2019, le Sénégal a obtenu en moyenne annuelle un taux d’inflation du même ordre de grandeur que la France et l’Allemagne. Maintenant, quelle crédibilité y a-t-il pour un pays classé parmi les « moins avancés » comme le Sénégal de se vanter d’avoir enregistré sur la même période des taux d’inflation inférieurs à ceux des plus grandes économies voire des plus dynamiques comme les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Inde, le Brésil, la Corée du Sud, le Botswana, etc. ? Alors que dans tous ces pays, l’inflation est contenue via des politiques destinées à augmenter les capacités productives, dans les pays CFA, la lutte contre l’inflation consiste à limiter les financements à l’économie et à maintenir des taux de chômage et de sous-emploi élevés. Ici, on limite la hausse générale des prix par l’accroissement de l’offre, là on le fait en privant la majorité d’opportunités de travail productif et en maintenant un taux de change surévalué.
Les partisans de la « stabilité monétaire » discutent rarement pourquoi le franc CFA devrait être arrimé à l’euro. La même « stabilité monétaire » pourrait être obtenue par exemple via un arrimage au dollar américain qui demeure encore la monnaie du commerce et de la finance à l’échelle globale. Certains diront que cet arrimage à l’euro se justifie parce que l’Europe serait notre principale partenaire commerciale. Mais cette réponse est incorrecte. L’Europe peut être scindée en deux : la zone euro et les pays hors de cette zone. Le poids de la zone euro dans le commerce extérieur de l’UMOA n’a cessé de décliner. En 2024, selon la BCEAO, cette zone représentait 20,5 % des exportations de l’UMOA (avec les Pays-Bas comme principal acheteur, 7,4 %, largement devant la France, 2,8 %) et 22,2 % de ses importations (avec la France comme principal fournisseur européen, 7,9 %). Les mêmes tendances peuvent être notées dans le cas du Sénégal : en 2024, la zone euro constituait 24,8 % de ses importations et 19,7 % de ses exportations.
Pourquoi donc fixer le franc CFA à l’euro alors que près de 80 % des transactions commerciales extérieures ne concernent pas la zone euro (et ne sont vraisemblablement pas facturées en euro) ? Pourquoi les pays pétroliers de la zone franc sont les seuls au monde à avoir fixé leur monnaie à l’euro ? La réponse, et la seule pertinente, à ces deux questions est la suivante : c’est la condition pour bénéficier de la « garantie » française qui n’existe que de nom.
En tout état de cause, l’arrimage du franc CFA à l’euro condamne les pays CFA à un grand écart monétaire permanent. Aucune conjoncture économique ne peut faire leur affaire. Quand l’euro s’apprécie (devient plus cher) vis-à-vis du dollar, les pays CFA perdent en compétitivité à l’exportation tandis que les importations en dollar deviennent meilleur marché. Supposons que des exportateurs de coton vendent une production d’une valeur de 100 dollars au taux de 1 euro = 1 dollar. Ils recevront environ 66 000 francs CFA.
Par contre, si un euro s’échange contre deux dollars, la même somme de 100 dollars ne vaudra plus que 33 000 francs CFA. Les exportateurs auront perdu la moitié de leurs revenus en francs CFA simplement parce que le franc CFA est fixé à l’euro. À l’inverse, une dépréciation de l’euro (devient moins cher en termes de dollar) n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. D’un côté, la compétitivité-prix des exportations augmente. De l’autre, la facture des importations (essentiellement en dollar) et la charge en franc CFA de la dette en dollar tendent à augmenter.
Contre la rhétorique malhonnête de la « stabilité monétaire », force est de constater que les fluctuations de la parité euro-dollar sont quotidiennes et ont donc un impact permanent sur l’économie des pays CFA. Or, si l’on en croit Robert Wade, économiste dont les travaux sur l’État développementiste font référence, le taux de change est « le prix le plus important qu’un gouvernement doit contrôler pour que la politique industrielle soit efficace ».
Tout ceci permet de constater l’absurdité du point de vue selon lequel la réforme monétaire ne sera primordiale que le jour où les pays CFA deviendront industrialisés ou auront des déficits extérieurs moins importants. Comment une monnaie coloniale paramétrée pour la consommation et l’importation pourrait-elle jamais favoriser la transformation industrielle ? Ce type de raisonnement est similaire à celui d’une personne, profondément ensevelie dans la décharge d’ordures, et qui se résout à en émerger le jour où elle sera propre !
Les coûts réels du maintien du taux de change fixe
S’il faut juste fixer sa monnaie à l’euro ou au dollar pour importer des taux d’inflation faibles, pourquoi les pays non CFA ne le font-ils pas ? La réponse est que le maintien d’une parité fixe implique souvent des coûts réels – un important manque à gagner.
Depuis 1960, les pays CFA ouest-africains, individuellement à l’exception de la Côte d’Ivoire et pris ensemble, ont cumulé des déficits extérieurs – de la balance commerciale et, plus généralement, du compte courant, notamment du fait d’une surévaluation du taux de change et de l’absence de financements adéquats. En d’autres termes, ces pays « perdent » continuellement des devises quand ils échangent avec le reste du monde alors que le maintien d’un taux de change fixe suppose l’accumulation de réserves officielles de changes suffisantes. La question est : comment peut-on concilier des déficits extérieurs et un taux de change fixe sur plus de six décennies ? Dans la plupart des pays du Sud, des déficits extérieurs prolongés, en entraînant la baisse des réserves de change, impliquent des dévaluations ou dépréciations fréquentes de leur monnaie.
Dans le cas du système CFA, l’endettement chronique en monnaies étrangères est la méthode d’accumulation de réserves de change et donc de défense de la parité fixe : avant de créer du (des financements en) franc CFA, la banque centrale doit d’abord demander aux pays membres de s’endetter en devises fortes. Le volume de réserves de change disponibles, et obtenues à travers l’émission de dettes en devises fortes, détermine le volume de financements potentiel. Autrement dit, pour que le financement de l’économie augmente, il faut que l’endettement en monnaie étrangère augmente également ! Mais ceci est insoutenable sur le moyen et long termes. Les pays du Sud peuvent être en proie à des crises de dette souveraine pour différentes raisons. Dans le cas du système CFA, les crises d’endettement périodiques sont une nécessité fonctionnelle. Impossible d’y échapper. Elles se manifestent par les arriérés vis-à-vis du secteur privé domestique, les obligations sociales non respectées vis-à-vis des retraités, étudiants et autres couches sociales et, de manière éloquente, par l’abonnement aux services du FMI. De 1960 à 2023, les 14 actuels pays CFA ont reçu 200 prêts du FMI, soit le tiers du total des prêts au continent. Avec respectivement 22 et 19 prêts, le Sénégal et la Côte d’Ivoire font partie des clients africains les plus assidus du FMI.
Comme la croissance économique dans les pays CFA est tributaire du renforcement de la dépendance financière, on peut dire qu’ils « empruntent » littéralement leur taux de croissance économique. Tôt ou tard, il faudra rembourser cette croissance « à crédit », soit sous la forme de l’exportation d’une part grandissante de leur surplus économique (augmentation du service de la dette, des profits et dividendes rapatriés, etc.), soit sous celle de politiques d’austérité aussi désastreuses qu’antipopulaires. C’est le scénario qui se profile sous nos yeux. Les discussions sur la « dette cachée » au Sénégal ne sont que l’arbre qui cache la forêt de la détresse financière des pays de l’UMOA. Le service de la dette publique extérieure des huit pays de l’UMOA a été de 32,8 milliards de dollars entre 2012 et 2023 contre au moins 47,8 milliards de dollars attendus sur la seule période 2024-2028.
Cet endettement massif a été notamment alimenté par l’émission d’obligations en monnaies étrangères – les eurobonds – obtenus souvent à des taux supérieurs à 5 % et dont une part essentielle était redéposée auprès du Trésor français qui les rémunérait à des taux inférieurs à 1 %. Un exemple qui permet de comprendre pourquoi la France, malgré les critiques et son image dégradée sur le continent, n’a jamais songé à se retirer d’elle-même d’un système où ce sont les pays africains qui subventionnent leur propre exploitation économique et financière.
Conclusion
Huit décennies plus tard, les dirigeants des pays CFA continuent de se faire des illusions sur le franc CFA et de refuser de prendre leurs responsabilités. Le caractère chimérique de l’Eco-CEDEAO devient de plus en plus manifeste pour ceux qui en doutaient, avec le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO, et l’alignement du Nigéria, sous Tinubu, sur la Françafrique.
Avoir sa propre monnaie n’est certainement pas gage de réussite économique. Cependant, ne pas disposer de cet instrument macroéconomique au niveau national, c’est se priver de la possibilité d’avoir une politique d’autonomie financière, une politique de crédit, une politique industrielle ainsi que des politiques ambitieuses de protection sociale et d’emploi.
Comme la vérité sonne blanche, ou non africaine, malgré les mises en garde du professeur Cheikh Anta Diop en son temps, il nous plaît de citer ici un ex-économiste en chef de la Banque mondiale :
« En ce qui concerne le CFA, je suis malheureusement tenu au secret. Le franc CFA est un système de parité fixe que la France a mis en place avec ses anciennes colonies d'Afrique occidentale et centrale. Malgré le passage de la France du franc à l'euro, le système de parité, désormais par rapport à l'euro, perdure, ce qui confère à la Banque centrale européenne un pouvoir considérable sur ces économies d'Afrique occidentale.
Le taux de change fixe réduit le risque de change, mais handicape cette région en termes de commerce et de capacité d'exportation. Cependant, ce sujet est considéré comme tabou en Afrique de l'Ouest, car il pourrait donner des idées à des pays comme le Sénégal, qui pourraient vouloir s'affranchir du taux de change fixe. Avant de partir en mission en Afrique de l'Ouest, mes collègues plus expérimentés à Washington et le service de communication m'ont conseillé de ne jamais aborder ce sujet en Afrique.
Pour moi, cela ressemble à du colonialisme : ne semez même pas d'idées dans l'esprit des colonisés. J'ai enfreint cette consigne et j'ai abordé le sujet dans mes conversations avec les ministres et les banquiers centraux. Cependant, et je l'ai regretté par la suite, je n'ai pas abordé ce sujet en présence des médias, car je ne voulais pas recevoir d'appel téléphonique de Washington. » (Kaushik Basu, Policymakers’ Journal, 2021).
Ndongo Samba Sylla
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