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L’héritage d’Obama à l’épreuve de la suprématie blanche, avec Ta-Nehisi Coates

Les éditions Présence Africaine ont traduit le dernier opus sous la plume de l’intellectuel noir américain Ta-Nehisi Coates consacré aux huit années de Barack Obama à la Maison Blanche. En huit essais, l’auteur décrypte les succès et les échecs d’une administration américaine dirigée pour la première fois de l’histoire par un président noir. Ce livre est à la fois un témoignage sur le temps présent et une réflexion sur les paradoxes de l’Amérique contemporaine qui pratique le racisme et prône la suprématie blanche, tout en se dotant d’un président noir.



Huit ans au pouvoir : une tragédie américaine, qui vient de paraître en français, est le dernier ouvrage sous la plume de l’écrivain africain-américain Ta-Nehisi Coates. Il est l’auteur de trois livres et plusieurs articles sur la question séminale de la race aux Etats-Unis. A 43 ans, Coates s’est imposé en tant qu’intellectuel noir de premier plan, en abordant dans ses livres des questions aussi dérangeantes que la persistance du racisme dans la société américaine, la violence institutionnelle dont les Noirs y sont cibles ou la mise en esclavage des Africains et l’appropriation des terres autochtones comme fondements de la prospérité des Etats-Unis.
 
Dans l’un de ses précédents ouvrages, Une colère noire (Autrement, 2016), le polémiste affirmait que «  la destruction du corps noirs  » n’était pas seulement une constante de l’histoire américaine, mais «  une tradition  », «  un héritage  », le fondement même de la prospérité de l’Amérique blanche. La publication de ce livre en juillet 2015 outre-Atlantique avait coïncidé avec le bruit et la fureur que connaissait le pays après le massacre de paroissiens noirs par un suprémaciste blanc dans une église de Charleston (Caroline du Sud) et le lancement du mouvement #blacklivesmatter. L’essai rédigé sous la forme d’une lettre à son fils sur la condition noire, sur le modèle de La Prochaine Fois le feu de James Baldwin, adressé à son neveu, s’est vendu à plus de 1,5 millions d’exemplaires et fut couronné par le prestigieux National Book Award.
 
Enquête historique et débat intellectuel
 
Les huit longs articles que comporte le nouvel opus de Coates consacré aux années Obama – premier président noir à la Maison blanche - s’inscrivent dans le travail de fond auquel l’essayiste nous a habitués dans ses précédents écrits, mêlant l’enquête historique et le débat intellectuel. Ces essais avaient déjà paru entre 2008 et 2016 dans les pages du magazine The Atlantic, mais réunis dans l’ordre chronologique - un essai pour chacune des huit années - ils permettent de revivre a posteriori les principaux succès et échecs de l’ère Obama, et de revenir sur les interrogations que cette présidence pas comme les autres a soulevées sur la portée et les limites de son action.
 
La principale limite de la présidence Obama s’est manifestée, d’après Coates, dans le conservatisme du chef de l’Etat s’agissant des problèmes raciaux. « Pendant presque tout son mandat, écrit l’auteur, Obama a refusé de s’exprimer sur la manière dont la question raciale complique le présent de l’Amérique et, tout particulièrement, sa présidence. » Ce conservatisme que Coates explique par « l’optimisme inné du président et sa foi inébranlable en la sagesse du peuple américain », tout comme la guerre de sécession et sa suite, l’héritage de Malcolm X, la mystique noire incarnée par le quartier du South side de Chicago dont est originaire Michelle Obama, l’émergence de Trump comme la réplique vengeresse des suprémacistes blancs aux deux mandats d’Obama, sont quelques-uns des sujets abordés avec brio dans Huit ans au pouvoir.
 
Ce qui rend la lecture de ce livre particulièrement passionnante, c’est l’évolution de la pensée de l’auteur sur la condition noire à travers le prisme des années Obama, que l’on peut suivre grâce aux textes de présentation détaillés qui précèdent les essais. Il s’agit essentiellement, comme le rappelle Coates, « des sortes de blogs » qui expliquent « les raisons pour lesquelles j’ai écrit chaque essai ». Ces propos introductifs reviennent également sur le contexte autobiographique de l’auteur, retraçant son passage à partir du chômeur poussant la porte du bureau d’aide à l’emploi en 2007 à la figure de proue de l’élite intellectuelle afro-américaine qu’il est devenu aujourd’hui.
 
Ta-Nehisi Coates reconnaît volontiers que l’intérêt grandissant que suscitent ses livres est étroitement lié à la personne de Barack Obama dont l’arrivée sur le devant de la scène a créé les conditions d’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains noirs. « La présence d’Obama a ouvert aux écrivains, écrit l’auteur de Huit ans au pouvoir, un champ nouveau et ce qui avait commencé comme un élan de curiosité à son égard, s’est transformé en une curiosité plus grande, à l’égard d’une part de la communauté dont il avait délibérément décidé qu’elle était sienne, et d’autre part de toutes les questions sur l’identité américaine qu’il avait ravivées.  »
 
Or, pour Coates qui avait cru à un changement de donne à l’élection de Barack Obama, les huit années du pouvoir noir et les années de l’après-Obama marquées par la victoire inattendue de Donald Trump, ont été la preuve que les pulsions de racisme et de suprématie blanche, vieilles comme l’Amérique, demeurent toujours les principales forces de la vie politique étatsunienne, empêchant « une intégration sans heurt des Noirs dans le mythe américain  ». L’écrivain y avait pourtant cru. « A l’époque, j’imaginais le racisme comme une tumeur qui pouvait être isolée et retirée du corps de l’Amérique, écrit-il, et non comme un système envahissant, congénital et essentiel à ce corps. De ce point de vue, il semblait possible que le succès d’un seul homme puisse réellement modifier l’histoire et même en conclure un chapitre. » Huit ans au pouvoir retrace les grandes étapes de ce désenchantement.
 
Le « bon gouvernement noir »
 
Dans le livre de Coates, la tragédie de la condition noire aux Etats-Unis est principalement caractérisée par le processus récurrent d’avancées suivies de violentes régressions. La thématique du «  backlash » ou des retours de bâton est introduite dès le titre du livre : Huit ans au pouvoir, qui fait écho au discours prononcé en 1895 à la Convention constitutionnelle de l’Etat de Caroline du Sud par son député noir, Thomas Miller. Sous le prétexte de combattre la corruption, les Etats du Sud voulaient mettre fin à la participation de la population noire à la vie politique depuis la fin de la Guerre civile.
 
Dénonçant la décision de la Convention de retirer le droit de vote aux Noirs et d’écarter ces derniers de la gestion de la cité, Miller rappela à ses pairs le bilan largement positif des élus noirs («  Nous fûmes huit ans au pouvoir. Nous avons construit des écoles… »). Son plaidoyer ne fut pas écouté et les lois ségrégationnistes furent généralisées à travers le pays, rendant légaux tortures, mutilations, lynchages, assassinats des citoyens noirs afin de mieux asseoir la suprématie blanche.
 
Le recueil d’essais de Ta-Nehisi Coates s’ouvre sur un extrait du discours de Miller, suivi du commentaire du grand intellectuel noir du siècle dernier W.E.B. Du Bois pour qui loin d’être un exercice de réforme morale, la décision de la Convention constitutionnelle découlait de la peur de voir l’hiérarchie blanc/noir sur la quelle l’Amérique indépendante était fondée, miner par le bon bilan des élus noirs à la tête de l’administration. « Plus qu’un mauvais gouvernement noir, ce que craignait l’Etat de Caroline du Sud, c’était que ce gouvernement fût noir et bon », avait déclaré Du Bois. Coates reprend à son compte l’argument du « bon gouvernement noir » qui a pour conséquence « d’accroître la suprématie blanche qu’il cherche à combattre » pour expliquer à son tour les ressentiments racistes que la gestion du pays par Obama a suscités parmi une grande partie de l’électorat blanc acquis aux idées de la droite suprémaciste.
 
Or loin d’être un président radical ou polarisant, Obama a gouverné sous le signe de la modération. « Barack Obama était le meilleur d’entre nous. » Coates admire l’homme, son honnêteté intellectuelle qui consiste à se définir « sans équivoque comme un homme noir », tout en faisant « connaître son affection pour l’Amérique blanche, sans flagornerie ». Un positionnement qui lui a fait gagner deux élections présidentielles. Mais l’enthousiasme de la victoire électorale estompé, il n’a pas su empêcher la vieille peur de voir s’inverser le rapport de force fondateur de la République américaine, basé sur le monopole blanc sur le pouvoir, prendre le dessus, déclenchant des attaques sur la personne même du président telles que la remise en question de sa nationalité.
 
Sur le plan politique, les deux mandats d’Obama ont coïncidé avec « une stratégie de résistance totale » de la part de l’opposition républicaine à la Chambre des représentants et « un nombre record de tentatives d’obstruction au Sénat ». Et cela, malgré le bilan largement positif d’Obama en économie, en politique ou en matière de gouvernance. Vraiment malgré ou faut-il plutôt dire à cause de…, comme le suggère Ta-Nehisi Coates, brandissant l’argument de la peur du « bon gouvernement noir » ?
 
« C’est la peur, affirme Coates, qui donna aux symboles du racisme, déployés par Donald Trump, suffisamment de force pour qu’il devienne président  ». Ce n’est peut-être pas la seule explication. Force est toutefois de constater que les Etats-Unis ne peuvent pas se doter d’un président noir sans élire tout de suite derrière, dans un processus de boomerang violent, un chef d’Etat qui ne cache pas sa proximité avec les mouvements suprémacistes blancs et défaire les acquis de son prédecesseur. C’est sans doute cela « la tragédie américaine », formule dont Ta-Nehisi Coates a fait le sous-titre de son épopée de la condition noire aux Etats-Unis.
 
Huit ans au pouvoir : une tragédie américaine, par Ta-Nehisi Coates. Traduit de l’anglais par Diana Hochraich. Edition Présence Africaine, Paris, 310 pages, 24,90 euros.

Rfi.fr

Lundi 22 Octobre 2018 - 11:49


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